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Sylvie Lopez-Jacob

Exercices philosophiques

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Liste des articles sans classement spécial

Cosmogonie

13 juillet 2021

Si l’on entrait dans l’arrière-cuisine d’un démiurge, on y trouverait sans doute tout ce qu’il faut pour faire un monde. Un bloc de pierre, des troncs, des branchages, quelques métaux précieux, du verre et du béton. Mais la matière n’est rien sans l’art, et le démiurge est aussi calligraphe. Des fils de cuivre, pris dans le plâtre comme des poissons au filet, s’entrelacent et témoignent de son aptitude langagière. Sa version du cosmos est d’emblée symbolique. Sa ville, bâtie de briques en polystyrène parsemées de rubans noirs, prend la forme d’une partition, ou d’un panoptique.

L’invention est laborieuse. Il faut le temps de planter les clous qui tisseront la toile, de cribler de balles un mur pour qu’il prenne l’allure d’une voie lactée, de donner à l’atelier figuré son soubassement.

Le démiurge ne laisse pas non plus le hasard le prendre à défaut. Des maquettes marquetées dessinent un espace habitable, et des portes pour que l’habitation ait lieu. Le bâtisseur à l’oeuvre comprend que la lumière est son alliée et soudain elle inonde des architectures cubiques ou tubulaires, que de multiples alvéoles rendent infiniment respirables.

Pourtant, l’artiste n’échappe pas à l’horizontalité. Son édifice est miné par la chute, comme l’est l’apparition par la disparition. S’étendent et rampent, immobiles, des troncs couchés et métalliques. La fin de la visite est un retour au commencement, faisant du spectateur un sisyphe heureux.

L’envers et l’endroit

5 juillet 2021

D’emblée, dans l’installation de Anne Imhof au Palais de Tokyo, une vidéo donne le ton. Sur la largeur d’un mur passe en boucle la course d’un chien dont la trajectoire prend celle du visiteur à rebours. Marcher en regardant le film, c’est avancer à contre-courant. C’est faire l’expérience d’une démarche qui prend à contre-pied le dispositif habituel d’exposition. Au chemin de croix qui oriente la visite et ordonne, d’une station à l’autre, les pauses, se substitue la déambulation dans un Palais où il fait bon se perdre.

Un panneau nous indique qu’il est question de labyrinthe. Le terme est bien choisi s’il désigne le caractère aléatoire du trajet. Par contre, il l’est moins pour décrire l’aventure. Car, dans un labyrinthe, la part de l’invisible l’emporte, comme l’observe Bonitzer. Le visible n’est qu’une portion congrue, comme la partie émergée de l’iceberg. Ici, au contraire, si la vision reste limitée, c’est parce qu’il y a trop à voir en même temps. La transparence des vitres qui forment de longs couloirs, des places et des carrefours, montre simultanément les fresques, les vidéos, les graffitis urbains. A chaque tournant surgit un nouvel aperçu qui réoriente le pas, ou qui, en se superposant à d’autres, rend la vision de chacun partielle. Parfois, c’est l’impression de déjà vu qui achève de brouiller les pistes. Qui trop embrasse mal étreint, dit l’adage. À l’échec de la pensée synthétique, le débordement du regard fait écho. Le dédale des œuvres redouble celui des colonnes, et l’ensemble constitue les vestiges d’une ancienne ville qui donne sa forme à l’errance. Et chaque œuvre à son tour déroute, quand sa surface, réfléchissante ou diaphane, rend réversible l’envers et l’endroit, ou contient dedans le devant.

Le spectateur qui marche fait l’expérience vivante du ré-ajustement qui donne sa complexité au visible et au voir ses infinies variations.

Sylvie Lopez-Jacob

Voyage au bord de la nuit

28 avril 2021

Devant un hôtel de campagne, sur le pas de la porte, un enfant âgé de six ans est assis. Quand je l’interroge pour savoir ce qu’il fait, avec cette conviction naïve qu’un enfant fait toujours quelque chose, il me répond simplement. Je voulais m’assoir au bord de la nuit. Cet enfant est mon neveu mais je suis touchée comme une mère.

Longtemps après, sa parole vient me hanter et, avec elle, le souvenir douloureux d’avoir interrompu sa rêverie. Que voyait cet enfant ? Que sentait-il ? De quelle intuition son voyage immobile pouvait-il s’animer ? Cette fois, promis, j’irai m’assoir à ses côtés.

J’ai en poche un livre, La Terre et les rêveries du repos, et, en tête, la pensée de Bachelard, fulgurante. L’imaginaire n’est pas une vue de l’esprit mais ce qui naît de la rencontre entre un corps et une matière. Il faut un sol creusé pour que s’ouvre un abîme. Au promeneur qui n’a jamais trébuché, ni heurté de plein fouet un obstacle, la nuit n’est pas menaçante, pas plus que l’obscurité n’est profonde pour qui ne s’est jamais perdu.

Si la nuit stimule l’imagination, ce n’est pas en prenant la connaissance à défaut. C’est en offrant à la production d’images la matière dont elle a besoin. La nuit est de la nuit, une matière ténébreuse aussi dense qu’une fumée. Elle n’a ni la légèreté de l’air avec qui l’on s’élève, ni la fluidité de l’eau sur laquelle glisser. Par contre, elle a partie liée avec la terre, qui recouvre et prive de lumière le corps qu’elle ensevelit. La nuit est sous la surface, comme le sang noir coule, selon la légende, sous le plumage blanc du cygne. Elle est au dedans de la grotte ou du labyrinthe, demeurés hermétiques aux rayons du soleil… S’aventurer dans la nuit, c’est courir le risque de la disparition. La nuit avale comme un ventre et tous les chats, digérés par la nuit, sont gris.

Les chevaux ont bu la lune qu’on voyait sur l’eau, dit le poète russe Serge Essenine.

L’enfant qui reste assis, au bord d’une nuit tombante, est comme le héros des contes. Il sait que le loup est là, mais se tient hors d’atteinte. En même temps, il attend sa venue, fasciné par ce qui l’effraie. Il guette ce qu’il s’apprête à fuir, dans cette ambivalence qui est le propre de la relation pulsionnelle. En un sens, il en va de la nuit comme du vide. L’attraction-répulsion qu’elle exerce a besoin de proximité. En tombant de loin, derrière la vitre, la nuit ne suscite ni crainte ni désir, pas plus qu’un précipice ne suscite de vertige chez le promeneur qui prend soin de rester sur sa route. Il faut être tout au bord pour sentir le risque, non de la chute, mais du saut. Pour réaliser que la mort est dans la vie comme la possibilité qu’elle déjoue, il faut avoir senti, d’où l’on se place, qu’elle est la décision qu’on diffère. Seule l’attraction engendre la répulsion qui engendre le vide. Le vide ne donne pas le vertige, il naît de lui. Il naît de l’expérience étourdissante qu’un homme fait de sa liberté. À braver la nuit tombante, l’enfant assis, recueilli, en fait peut-être à cet instant, l’incroyable découverte.

L’on dit souvent de la vérité qu’elle sort de la bouche des enfants. Mais leurs mots témoignent d’une expérience qu’il n’est pas toujours simple de saisir mais à laquelle il faut toujours songer. Ici, l’enfant est seul, recroquevillé, au bord d’un chemin, et, tout près, tombe la nuit. Il la regarde depuis l’endroit qu’il prend pour une rive, comme un pécheur attend le poisson. Ses mots traduisent une immobilité attentive qui suffit à donner au moment sa gravité.

Sans doute est-il naïf quand il croit que la nuit tombe non pas sur lui, mais devant, comme s’il n’était pas lui-même affecté par le phénomène qu’il observe, comme s’il restait étranger à la rotation de la terre qui le porte. Il est naïf comme le penseur qui construit son idée du monde en faisant abstraction des attaches corporelles par qui un monde lui est donné. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’une idée, déconnectée du corps, mais d’une image, née de la position qu’il occupe. La marche sur laquelle se tient l’enfant permet l’accès à l’hôtel dont elle indique en même temps la limite. L’enfant a bien choisi son lieu, entre le hall où circulent les voyageurs et le parking où manoeuvrent les voitures des nouveaux arrivants. Lui est dans l’entre-deux, laissant devant lui le danger et, derrière, l’agitation. Assis au bord, au calme, il demeure sur la berge, échoué. Comme peut-il ne pas imaginer que la nuit est un fleuve ? Comment ne pas lui assigner un lit, comme à l’eau qui coule ?

En vivant l’expérience dont l’imaginaire se nourrit, l’enfant en a ravivé les images. Car, nous dit Bachelard, la nuit a non seulement ses lieux sous-terrains, et son bestiaire d’animaux qui hibernent ou ne sortent qu’à la fin du jour, mais elle a aussi un destin lié à l’eau. Elle va « ternir le lac dans ses profondeurs, elle va imprégner l’étang » (L’eau et les rêves). La nuit est d’encre, dit-on encore, pour signifier son épanchement. Elle se répand sur la terre comme les maux de l’apocalypse. Pour l’enfant qui attend sa venue, elle n’est plus enveloppante comme une brume, mais distante, comme un rideau de pluie.

Si les mots de l’enfant sont naïfs du point de vue des lois naturelles, ils sont vrais au regard des règles oniriques, car ils traduisent au plus près la manière dont se forment les rêves, et la matière dont ils sont faits.

Loin des villes, un lieu obscur n’est plus un lieu, avec ses lignes et ses limites. Il est une obscurité invasive. Si la nuit avale ceux qui s’aventurent en son sein, elle s’avale aussi. Elle rend floue la frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur. La nuit n’est peut-être nuit que pour nous, ce sont nos yeux qui sont obscurs, s’inquiète un personnage de Barjavel (Colomb de la lune). Dans la nuit noire, l’obscurité est-elle en nous ou hors de nous ? Nul ne saurait trancher, et l’angoisse de la cécité saisit celui ou celle qui écarquille les yeux sans trouver aucun point lumineux. La nuit s’avale. Et notre corps, devenu perméable, sans limite, nous ramène à l’expérience la plus ancienne. Avaler, rappelle Bachelard, est la manière particulière qu’a le nourrisson de s’alimenter. Il absorbe sans dévorer, prêt à régurgiter la nourriture dont il s’est rempli. Ainsi, en buvant le lait, « il boit le sein maternel », et assimile, dans une relation symbiotique, le corps de l’autre. Gargantua, l’Avale tout, est, en ce sens, la figure du fantasme de retour à la mère, lui qui « avale non pas sa médecine mais son médecin, non pas le lait mais la nourrice » (La terre et les rêveries du repos).

L’entrée dans la nuit tombée est donc aussi un retour au nid. La nuit est une matrice en même temps qu’un tombeau. Elle n’est pas l’une ou l’autre. L’image ne connaît pas l’alternative. Pour un penseur comme Sartre, la racine de marronnier peut sembler être « serpent ou griffe, ou racine ou serre de vautour » (La Nausée) mais pas pour le lecteur qui rêve le texte car « la conjonction ou déroge aux lois fondamentales de l’onirisme » (Bachelard, La terre et les rêveries du repos). L’image ne distingue pas, comme le fait le concept, elle tire sa profondeur de l’ambivalence qu’elle cultive, et l’ambivalence la plus foncière est celle de la vie et de la mort. Ainsi, Bachelard se met à rêver au sort de Jonas. Sortir du ventre, c’est naître et Jonas, resté trois jours dans le ventre de la baleine, comme le Christ au tombeau, devient la figure de la résurrection. En disparaissant dans la nuit, le jour prépare son renouveau.

Pour l’enfant resté au bord, le piège ne se referme pas. Il se tient, dans la solitude de sa jeune existence, sans esquisser le moindre geste ni pour s’aventurer plus avant, au risque de se perdre, ni pour rentrer. Sans doute, ne faut-il pas trop exagérer son audace. En restant au bord de la nuit, c’est aussi aux abords de l’hôtel qu’il demeure, et, pour un enfant qui se trouve loin de chez soi, l’hôtel a la réalité onirique du gite, et en assure la fonction protectrice. Cette maison, éclairée au fond de la campagne, est pour lui une rassurante étoile. Mais, il a fallu, quand même, pour se retrouver là, échapper à la surveillance familiale et s’émanciper du giron. L’enfant reste sur la marche, comme le marin sur le pont, en négligeant la chaleur de la cale.

L’enfant est le héros d’un conte quand il brave la nuit, comme le loup. Mais le conte devient philosophique quand l’expérience de la bravoure passe avant celle du danger, ramenant ainsi à l’expérience de soi. Peut-on les dissocier ? Sans doute, si l’on considère la bravoure comme la manière non pas de vaincre, mais de faire face. Faire face se dit d’un homme qui, alors qu’il est poursuivi par des assaillants, se retourne. Ce retournement, qui donne aussi son sens à la réflexion, est le coup d’arrêt porté au processus qui s’engage: une poursuite a lieu qui pourrait se poursuivre, jusqu’à l’épuisement ou la mort, mais, d’un seul coup, elle s’interrompt. Son issue n’est pas nécessairement transformée, car le volte face peut être aussi fatal, mais sa façon d’advenir est autre : elle a perdu son caractère prévisible. Le retournement du corps est un revirement de situation, une rupture dans la continuité du cours des choses et l’action est re-dynamisée. La bravoure est donc un acte libre, non par les motifs qu’elle révèle (on ne sait pas pour quelles raisons le volte face a lieu) mais par les effets qu’elle produit : rompre la continuité du temps pour faire surgir l’instant créateur dont la liberté a besoin.

Cette faille qui brise la logique du processus, cette marge qui permet la manœuvre, le héros du roman de Céline est incapable de les produire, et son voyage au bout de la nuit figure cet embarquement tragique. Il raconte une traversée chaotique dont la destination est inconnue, un road movie raté qui n’offre ni rencontres ni découverte de soi. Deux histoires se combinent, celle d’une désolation et d’un aveuglement. Des misères qu’il côtoie le héros n’apprend rien. La thèse de ce roman philosophique pourrait être : quiconque est né est assez vieux pour subir, et se laisser entrainer par le procès que la naissance a amorcé. Bardamu est cet homme, poursuivi par les vicissitudes du monde et qui court, sans s’arrêter en chemin, vers une destruction prévisible.

Tels sont les hommes quand ils courent, poursuivis par un climat qui se dérègle, des ondes qui s’étendent en sourdine ou des virus propagés. Les hommes deviennent les poursuivants-poursuivis des processus qu’ils ont eux-même amorcés. Rien ne peut briser le cours des choses dès lors que leur façon d’agir est unique, traçant la trajectoire invariable dans laquelle elle s’enferme et sur laquelle se referme l’espace. Dans ce goulot, étranglée, leur action a une allure de course folle. N’est-ce pas à ce voyage que notre temps nous condamne, un temps d’épidémie dont on cherche à définir la logique pour mieux calquer sur elle celle de l’action ? Pourtant, la stratégie meurt d’être unique. L’action s’aliène quand elle se prive de sa complexité. D’ailleurs, il n’est même plus question d’action mais de geste (lapromotion que nous faisons des gestes-barrières marquera la postérité), signifiant que l’effet à court terme a pris le pas sur la transformation profonde et durable qu’on est en droit d’attendre d’une action. Celle-ci a perdu en liberté, c’est-à-dire en variabilité, en mobilité, sans gagner en efficacité. La preuve en est que tout le terrain gagné par l’application des mesures est perdu dés qu’elle cesse. Qui ne serait pas envahi par la nuit quand il voyage ainsi, refaisant sans cesse le premier pas ?

S’assoir au bord, c’est opérer le volte face qui permet de prendre pieds. À une heure tardive qui intime aux enfants l’ordre de rentrer, celui qui reste assis est brave, car il ne se laisse emporter ni par la convention sociale, ni par l’injonction familiale, ni par la peur que l’une et l’autre cultivent pour s’imposer.

Depuis le début de son histoire, la philosophie trouve dans l’enfance sa source d’inspiration. Elle admire son étonnement.

Elle pourrait aussi louer sa bravoure. Ne pas se laisser avaler par une situation réduite à une seule logique, ne pas non plus avaler une version des faits, par laquelle triomphe en soi le point de vue d’un autre, dans un rapport redevenu symbiotique, telle est l’attitude de celui qui s’installe à la marge, en bordure. S’assoir avec l’enfant, à ses côtés, ce n’est donc pas renoncer à l’action, mais en re–saisir le principe : l’action doit changer de formes si elle veut changer l’espace et le temps dans lesquels elle a lieu. S’assoir ainsi, c’est oser faire volte face, non pas pour rendre les armes, ni pour baisser les bras (les expressions ne manquent pas pour suggérer que l’interruption d’un mouvement est forcément son abandon), mais pour mettre d’autres modes d’action en route. Le volte face n’est pas un retour en arrière, pas plus que la critique du progrès n’est un éloge de la régression. Bruno Latour le rappelle : aucune évolution, que ce soit celle de l’homme ou des techniques, n’est unidirectionnelle. Imposer une seule ligne au progrès, c’est à la fois en ignorer l’histoire et trouver un argument commode pour désamorcer la critique : si la destination déplait, il n’y a plus qu’à rentrer chez soi. Les détracteurs du progrès sont ignorants ou casaniers. Or, ils ont peut-être en tête d’autres pistes, ou des itinéraires différents. En faisant volte face, ils changent de position, découvrant de nouvelles trajectoires, au lieu de suivre, jusqu’à épuisement, une même route. Ouvrir ainsi l’espace, c’est redonner du temps à l’action, et de la créativité à la manière de faire face. Un problème ne peut avoir une solution, ni l’avancée une direction. Quelque soit sa logique, un processus s’opère dans un contexte multifactorielle dont ses effets dépendent aussi.

Regarder la nuit tomber n’est pas une vue de l’esprit. Ce moment, au contraire, met tous les sens en alerte. La campagne où l’hôtel est implanté a perdu son caractère anecdotique d’environnement pour devenir une présence silencieuse et odorifère. Avec la nuit, tombe la fraicheur à laquelle goûte l’enfant. Pour une fois, il a un peu froid, et cette sensation nouvelle l’ouvre à l’expérience de soi, lui qu’habituellement, l’on couvre.

Mais c’est une sensation légère qui n’empêche pas la relation avec l’extérieur. Avoir trop froid, ce serait ne plus sentir que soi, dans un repli qui rend indisponible au monde. L’excès, comme la douleur, rompt le lien et isole la partie du tout. L’individu s’isole du reste du monde, focalisé sur sa sensation, comme s’isole du reste du corps la partie douloureuse qui accapare son attention. Le déplaisir vient du déséquilibre qui entrave les échanges. Il n’est plus mesuré de manière quantitative, sur une échelle d’intensité qui peut faire basculer une sensation agréable dans le désagrément dès qu’elle devient trop forte ou trop durable, mais il définit la qualité de notre rapport au monde.

Assis sur la marche de l’hôtel, l’enfant est en équilibre, entre deux espaces et entre deux états, ni trop couvert, ni trop exposé. Il vit à cet instant la sagesse de celui qui sait d’où il vient et n’oublie pas où il réside. S’il éprouve du plaisir à demeurer ainsi (sinon, pourquoi s’attarderait-il ?), c’est qu’il fait à la fois l’expérience de soi et du monde. Il s’éprouve dans sa relation au monde, sans repli et sans confusion. Il éprouve le plaisir d’être né, tandis que la nuit tombe. Il regarde l’horizon, et sait, par intuition, que personne ne peut retrancher la partie d’un tout sans les altérer l’une et l’autre.

Je me souviens de lui, ramassé dans sa résolution, étonné lui-même devant son audace, et pourtant immobile. L’image qu’il me renvoie aujourd’hui est celle d’un vieux sage à l’écoute, qu’aucune agitation ne distrait, qu’aucun renoncement ne tente, seulement tourné vers la marche du monde à laquelle personne d’autre ce soir là n’est capable de prêter attention. La nuit tombante est proche sans lui être pour autant familière. Il s’applique à garder les yeux grands-ouverts.

ÊTRE RECONNU? À quel prix?

7 mai 2020

Préambule

Certains livres sont des sentiers de montagne : leur déclinaison, d’emblée, met le promeneur au pas. Elle lui fait adopter la cadence par laquelle avancer, sans essoufflement. A chaque inflexion de la pente, le promeneur réoriente son attention, tantôt concentré sur sa marche, tantôt distrait. Il réajuste son horizon qui s’élargit ou se resserre, comme un soufflet. Il se maudit, parfois, d’avoir tenté l’excursion mais, toujours, la Nature, magnanime, lui réserve cet instant heureux que l’on nomme joliment point de vue, où il éprouve le contentement de découvrir ce qu’il ne cherchait pas.

La lecture du Commerce des regards, de Marie-José Mondzain, a réveillé en nous la randonneuse qui sommeille et réouvert son bagage philosophique. Au détour du chemin, ses réflexions sur l’image et les usages ou mésusages dont elle est la proie ont transformé, à nos yeux, un passage balisé en une piste nouvelle, nouvellement défrichée.

Dans un chapitre célèbre de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel trace le portrait d’un personnage qui se perd en chemin. Il échoue dans une impasse et sa déconvenue devrait encourager chaque voyageur à reconsidérer son itinéraire.

Ce personnage est celui que Hegel nomme le Maître. Celui-ci, comme le renard de la fable, ne vit qu’aux dépends de celui qui l’écoute. La stratégie de manipulation qu’il met en œuvre ne vaut que si un autre accepte d’en faire les frais. Ainsi, le maître n’existe que si l’esclave le reconnaît comme tel, et l’esclave tient lui-même son statut de cette acceptation. L’esclave a quelque chose à sauver (sa vie, son travail, sa famille), et le prix à payer, il le sait, c’est de renvoyer à celui qui lui en intime l’ordre une image, flatteuse, qui lui tienne lieu d’identité. L’esclave se fait miroir docile qui ne contredit jamais celui qui est en mal de puissance, pas plus que celle qui se rêve la plus belle. Cette situation pourrait durer et avec elle, la domination qu’elle installe, si Hegel n’en venait à en souligner les limites. Alors que le maître se repose, rassasié de reconnaissance, et que l’esclave semble jouer, par peur, le jeu, un troisième homme survient, le penseur, pour observer l’anomalie. Le maître est-il vraiment parvenu à ses fins en s’enchaînant de la sorte aux jugements d’un autre, lui qui se prétend libre ? Cette dépendance le ligote dans une contradiction qui l’empêche de bouger, comme l’impasse interdit le pas de plus. Plus encore, en croyant son désir satisfait, le maître se prive lui-même de toute évolution. Il revendique une liberté dont il se montre indigne. Ainsi est programmée sa déchéance.

Or, le maître ne fait-il pas déjà fausse route en choisissant l’image comme moyen de satisfaire son désir ? A quoi tient son échec ? A quoi est dû son enfermement ? Le livre de Marie-José Mondzain nous incite, hors du cadre hégélien, à reconsidérer cette question.

1) Le désir à l’épreuve de l’image

Le désir et l’image sont intimement liés et le maître l’oublie, en pensant que l’un peut trouver en l’autre son issue. Il semble ignorer qu’une image ne saurait satisfaire un désir, car, au contraire, elle l’excite.

Le désir est un manque qui aspire à être comblé. Platon, dans le Banquet, nous rappelle que le désir est pauvre comme sa mère (Penia), et, comme son père (Poros), ardent chasseur. Ainsi, seul un être dont on désire la présence nous appauvrit par son absence. Et c’est parce qu’on l’a désirée que sa présence nous enrichit. Or, l’autre que l’on voit en image n’est ni présent ni absent. Il est présent dans son absence. Par cette semi-présence, l’image comble partiellement le désir, donc elle l’attise dans le même temps. Marie-José Mondzain le souligne : « Point d’image sans dépossession, toute image fait le deuil d’un corps pour faire vivre un désir ». La fille du potier Butades de Sicyone l’a compris quand elle dessine, avant qu’il ne parte, l’ombre du visage de son aimé. Dans cette légende, l’image naît du désir et elle le maintient vivace par la quasi-présence qu’elle préserve.

Le cinéma nous rend cette expérience sensible. Prenons pour exemple le film d’Hitchcock,Rebecca. Une jeune épouse arrive dans un manoir qui respire, transpire la présence de l’autre épouse, défunte. Tous tacitement lui vouent un culte, et surtout la gouvernante. Chaque objet lui ayant appartenu est une relique, une quasi-présence de l’absente qui alimente son adoration. Sur le mur de l’escalier, un immense portrait peint la disparue. Pour un bal donné dans la maison, la nouvelle épousée a la mauvaise idée de s’habiller comme le portrait. Quand elle descend, le soir venu, ainsi vêtue, elle donne soudain corps à l’absente, et cette présence iconoclaste est pour les proches insupportable. L’image de la disparue a pris corps, perdant ainsi son pouvoir de séduction, sans que ce corps puisse construire une autre image qui le rende à son tour désirable car il est la copie conforme du portrait.

L’image excite le désir car elle ne le satisfait qu’à demi. Elle ne peut donc combler l’attente du maître hégélien. Ainsi, son désir de reconnaissance trouve dans l’image renvoyée par un autre à la fois une satisfaction (se voir dans les yeux d’un autre) et un échec (se voir en image, c’est ne se voir qu’à demi). C’est l’ambiguïté de l’image (qui livre et soustrait en même temps) qui donne à la satisfaction du maître son caractère illusoire.

Au contraire, la satisfaction de l’esclave est réelle grâce à l’oeuvre qu’il produit. C’est là le second temps, celui du renversement, que décrit Hegel : si le maître devient esclave en s’enchaînant au regard de l’autre et en se fixant dans une situation sans issue, l’esclave quant à lui s’affranchit. Il travaille, c’est-à-dire qu’il transforme la matière objective en lui imprimant « son cachet personnel» et, ainsi, il se reconnaît dans son œuvre. Cette présence à soi que l’imagene parvient pas à donner, l’esclave la découvre dans lecorps de son oeuvre.

Or, Hegel le précise, l’oeuvre renvoie à l’esclave (mais aussi, selon lui, à l’artiste) comme « un reflet de lui-même ».

Ainsi, se reconnaître dans son œuvre, c’est se faire, en la contemplant, une image de soi. La création (produire une œuvre qui nous ressemble) est source de réflexion (produire une image de soi).

Mais alors, qu’est-ce qui distingue l’image qu’un autre nous renvoie et l’image que l’on se fait de soi-même ? Pourquoi l’une conduit-elle le maître à une impasse, et pourquoi l’autre conduit-elle l’esclave à un dépassement ? Comment comprendre l’échec du maître ?

2) La croyance ou la mort du désir.

Le sujet est pour lui-même un projet, observe Merleau-Ponty. Dans l’image que l’on se faitde soi, l’inachèvement est visible qui rend si ardue la tâche de donner de soi une définition. L’image est fidèle à son statut. Elle ne satisfait qu’en partie notre désir de nous connaître et c’est ainsiqu’elle le maintient vivace. D’une création à l’autre, se dessine un peu plus le portrait de soi. La création nous inscrit donc dans un devenir qui nous fait tendre vers la connaissance de soi, à jamais différée, donc toujours poursuivie.

L’esclave hégélien, créateur, est donc dans la recherche de soi que le travail créatif implique.

Mais qu’en est-il du maître ? Il est enfermé dans l’illusion d’un désir de reconnaissance satisfait, et l’impasse vient de là. Pourquoi cet enfermement ? C’est qu’il croit trouver dans l’image que l’autre lui renvoie son identité. Il oublie qu’il ne s’agit que d’une image.

Ainsi, sa misère ne vient pas tant de l’image que de la croyance qu’elle suscite. Cette croyance nous permet de comprendre la nature de l’impasse décrite par Hegel. Il manque au maître, dit-il, l’expérience de la négation de soi (antithèse) sans laquelle il n’y a pas d’évolution dialectique (comment devenir autre si l’on n’accepte pas de nier ce que l’on est ?). Or, l’absence de négation de soi n’est-elle pas justement ce qui caractérise la croyance ? Croire, c’est ne pas douter. C’est être une pure puissance d’affirmation !

C’est parce qu’elle le prive de désir que la croyance prive le maître d’évolution (en ayant l’illusion d’une identité achevée, il n’a plus le désir de la construire).

C’est aussi parce qu’elle ôte à l’image sa puissance qu’elle instaure un pouvoir dont le maître devient, à son insu, esclave.

En effet, la puissance de l’image (le pouvoir qui lui appartient) est de nous émouvoir, littéralement de nous mettre en mouvement. Marie-José Mondzain le rappelle : l’image, comme la trace ou le signe, nous oriente vers un au-delà. L’invisible cohabite dans l’image avec le visible et nous force à l’exploration (hors-champ, implicite, symbolique ont ce pouvoir suggestif). La grande œuvre est celle qui préserve le sens de l’image, en donnant au spectateur sa juste place, celle qui invite au déplacement. Devant une toile de Soulages, de Monet, rester statique c’est ne rien voir ! Godard observe : « on ne veut pas voir quand on a peur de perdre sa place » (Alain Bergala, Nul mieux que Godard).

L’image doit donc sa puissance au fait d’être une icône, c’est-à-dire de nous orienter vers autre chose, comme l’icône vers le dieu dont elle n’est que l’évocation, et non l’incarnation. L’icône, imagede la divinité, nous transporte vers celui-ci, à l’inverse de l’idole, corps de la divinité, qui réclame qu’on l’adore, elle et rien d’autre.

L’on pourrait dire, en ce sens, que l’image de soi est une icône de soi, car elle indique un moi dont l’identité reste toujours à découvrir. L’image de soi a cette puissance de projeter l’identité comme un horizon vers lequel on n’a de cesse d’aller.

Par contre, entre les mains de ceux qui cherchent à assoir leur pouvoir, les images deviennent des idoles, c’est-à-dire des réalités auxquelles on croit. Il faut « faire voir » pour « faire croire ». La propagande nous fait croire que l’image et le réel ne sont qu’un. Tout est là, prétend-elle, et cette croyance vient à bout du désir « d’aller voir ». L’image perd sa puissance pour devenir un outil de domination.

« L’image est trompeuse quand on oublie qu’il ne s’agit que d’une image ». Cette remarque de Marie-José Mondzain n’est pas sans rappeler la formule célèbre de Godard : « ce n’est pas du sang, c’est du rouge ». Cette phrase est éminemment politique quand elle dénonce les «  stratégies d’aveuglement » qui donnent aux tyrannies leur fondement.

Le maître hégélien s’aveugle quand il croit en l’image que l’esclave lui renvoie. Il oublie qu’il ne s’agit que d’une image. Et il donne sans le savoir le pouvoir à l’esclave.

Si Godard s’adressait au maître hégélien, il lui dirait : ce que l’esclave te renvoie en miroir, ce n’est pas toi, ce n’est qu’une image ! Nul doute que cette parole serait libératrice.

Les mots pourraient défaire l’illusion à condition qu’ils soient entendus. Or, le maître se montre sourd autant qu’aveugle. Pourquoi cet enfermement ?

3) Le désir de reconnaissance ou la mort des désirs.

Le maître est esclave de sa croyance car il reste prisonnier de son désir de reconnaissance. Le désir d’être reconnu n’est pas un désir parmi d’autres, mais c’est un désir qui étouffe tous les autres et qui menace la liberté. C’est le sens de la leçon que le conte d’Andersen nous suggère.

Ce conte, dont on trouve l’origine au XIII siècle, est celui du « roi nu ». Pour rappel, il évoque la visite à la cour de deux escrocs qui promettent au roi de lui tisser un vêtement de la plus belle étoffe. Celui-ci a plusieurs avantages : non seulement il offre au roi une parure luxueuse, mais en outre, il lui permet mieux connaître son entourage : ceux qui sont idiots, ou indignes de la fonction qu’ils exercent, seront, prétendent les faux tisseurs, incapables de voir le vêtement. Les deux escrocs déclarent se mettre au travail jusqu’au moment venu d’habiller le roi. Le vêtement tant promis est bien sûr inexistant, mais le roi et sa cour n’osent pas l’avouer de crainte de paraître idiots ou indignes de leurs fonctions. Le roi parade sous les yeux de tous. Seul un enfant ose s’écrier : « Mais le roi est nu ! ».

Ce conte (qui connaît lui-même plusieurs versions) nous pose une question, souligne Marie-José Mondzain : est-ce que ce sont les yeux qui font voir ou bien les mots ? Et le conte nous répond lorsqu’il met en scène le pouvoir « de faire voir avec des mots » : tout le monde se range au discours officiel qui indique qu’il y a quelque chose à voir alors qu’il n’y a rien. Tous adhèrent à l’image que les mots fabriquent de toute pièce. Pourquoi ? C’est que, observe Mondzain, cette fable renvoie les hommes à leur faiblesse et « à l’importance pour chacun de préserver son image sociale et ses privilèges dans le regard des autres ».

Comment ne pas reconnaître ici une version de la dialectique du Maître et de l’Esclave ? Comment ne pas voir que cette relation décrite par Hegel nous renvoie en miroir l’image de notre condition ? Le désir de reconnaissance nous fait croire à ce qu’on nous dit de voir, pour préserver notre image dans le regard de l’autre. Se ranger au discours consensuel pour ne pas risquer le déclassement, voilà ce qui nous rend muet, comme est muette la foule qui admire le tissu inexistant mais tant vanté. Au contraire, l’enfant a l’audace de dire qu’il ne voit rien car il n’a aucune image à sauver. L’enfant ne cède pas à la pression du discours et il ose dire ce qu’il voit. Plus que jamais, l’enfant est le modèle du philosophe, et de tous ceux à qui la liberté importe.

Platon déjà oppose le philosophe à l’ignorant. Est ignorant non pas celui qui ne sait rien, mais celui qui croit savoir. Et la croyance met l’ignorant dans l’impasse, à l’instar du maître hégélien. L’ignorant ne désire pas un savoir qu’il croit déjà posséder, pas plus que le maître ne désire devenir autre chose que ce maître qu’il croit être aux yeux de l’esclave. La croyance tue le désir et condamne à l’immobilité. Le philosophe au contraire, « sait qu’il ne sait rien » et il désire savoir. Il met en doute la croyance et garde vivace le sens de l’étonnement.

Conclusion

 Philosopher n’est rien d’autre que parler sans peur, affronter « sans craindre le vertige et en y tramant du sens, un vide que rien jamais ne comblera », dit encore Marie-José Mondzain, que nous avons choisie comme guide pour revenir en pays hégélien.

Faire face au vide est un risque que ni la foule, décrite dans le conte, ni le maître, évoqué par Hegel, ni l’individu que son désir de reconnaissance domine, ne sont prêts à courir. Mieux vaut croire que le roi est paré, mieux vaut croire que l’esclave est docile et complaisant si le prix de cette croyance est l’assurance tranquille d’être reconnu.

Lorsqu’il est trop impérieux, le désir de reconnaissance menace notre liberté. C’est lui, plus que l’esclave, qui maintient le maître enchaîné. Il préfère idolâtrer l’image que l’esclave lui renvoie plutôt que de se laisser émouvoir par elle.

S’il existe un salut, ce n’est pas tant dans le fait de renoncer à son désir, ni même de trouver d’autres moyens de le satisfaire, comme l’esclave hégélien s’y emploie. Mais c’est de regarder l’image que l’autre nous renvoie en face, en philosophe, « sans la crainte du vertige ».

Nous pouvons, comme le maître, sauver notre liberté si nous nous apercevons que l’image que l’autre a de nous n’a jamais d’autre pouvoir que celui que notre croyance lui confère. Nous réalisons alors que cette image tant désirée n’est jamais qu’une image, c’est-à-dire une esquisse de soi qu’il faut constamment redessiner.

Alors la liberté est sauve quand elle proclame avec audace, à l’instar de l’enfant du conte, et du philosophe, son désir d’aller voir.

Sylvie Lopez-Jacob

Chroniques…le confinement : vie ou mort de l’image?

12 avril 2020

« Imaginons qu’un jour, non loin du crépuscule, tu te trouves contraint de parcourir une vaste plaine. La lumière y est blafarde et diffuse. La ligne d’horizon est cependant visible. Et là-bas, tout contre l’horizon, tu crois percevoir des silhouettes indécises : des « gens » sans doute, penses-tu, car tu distingues leurs gestes, et ils semblent s’adresser les uns aux autres. Tu prends peur dans cette solitude plate et tu voudrais te hâter d’aller à leur rencontre. Or voici qu’aux premiers pas un abîme s’ouvre devant tes pieds : une crevasse large et sans fond apparaît. La platitude de ce lieu te l’avait dissimulée. L’angoisse te saisit alors de la nuit qui va venir. (…) Seuls semblent vivants, sur l’autre bord, ces « gens » qui se font signe (…).

Que faire d’autre alors sinon tenter d’entrer dans les jeux de signes de ces « gens de là-bas » ? Donc de devenir à ton tour et depuis ton site signifiant pour eux ? » .

Cette « courte fable » qu’a choisi de nous raconter en son temps Jean-Toussaint Dessanti (Philosophie, un rêve de flambeur) semble aujourd’hui à la fois le récit allégorique de la condition humaine, et celui d’une circonstance qui en concentre les enjeux.

En visualisant la scène, on est d’abord frappé par la solitude qu’elle décrit. Sur la ligne d’horizon, les autres s’exposent en retrait. Le proche s’inscrit dans le lointain. Mais la distance qu’il déploie est impossible à réduire. L’horizon n’est pas l’autre rive à laquelle on accède à la nage. Au contraire, l’avancée creuse l’écart qu’elle prétend annuler et laisse à l’autre l’allure de qui s’éloigne, comme dirait Rilke. Pour autant, l’expérience n’est sensible qu’à celui qui la tente et notre voyageur se met en route. Survient alors un évènement qui infléchit radicalement le cours de l’histoire. Un abîme s’ouvre à ses pieds. Du moins surgit la conscience de l’abîme, inaperçu jusque là.

Le changement est comme le faux pas : il nous sort de la distraction dans laquelle nous plonge notre marche quand elle devient trop mécanique. Une situation nouvelle a modifié le cours de nos vies, stoppant net notre course. Faut-il qu’on la digère comme on s’habitue à un nouveau régime ? Doit-on accepter de se changer soi-même plutôt que l’ordre du monde ? Ou bien peut-on, sans avoir à forcer le regard, trouver dans cette variation d’éclairage l’occasion de revoir les choses ? D’un coup, ce qui nous était familier nous apparaît sous un jour non familier : n’est-ce pas le souhait de la philosophie qui s’exauce ?

L’isolement est pour nous l’occasion d’éprouver nos liens : pas seulement de les maintenir, comme les réseaux sociaux s’y emploient, en les conservant en l’état, mais de ressaisir, dans la menace du dénouement, ce qui les fait exister.

À y regarder de plus près, la distance que produit la séparation ne creuse pas un abîme à nos pieds. Elle nous éveille à sa présence. Depuis le site où l’on demeure, l’autre est soudain visible dans son altérité et il se tient sur la ligne d’horizon. L’illusion de proximité dont nous berçaient nos rencontres s’est dissipée avec leur disparition. Si certains nous sont proches, ce n’est pas parce qu’ils se tiennent près de nous, c’est parce que nous cherchons à nous approcher d’eux. Le lien existe parce qu’il se tend. En différant nos relations, le confinement rend-il nos liens plus forts ? Nos proches tendent vers nous leur visage.

La rencontre n’est pas ce qui abolit la distance avec l’autre. Elle abolit plutôt l’illusion de proximité qui nous dispense de cultiver le lien.

A l’instar du voyageur de la fable, nous cherchons un moyen pour calmer l’angoisse de la nuit et la hantise des fins tragiques. Dans la plaine qu’est devenu notre monde, vidé de ses habitants, nous observons ces gens qui se font signe. L’existence symbolique leur tient lieu d’existence quand ils n’ont plus d’autres actions. Chacun, à son tour, se livre au jeu des signes, et les messages qu’il adresse ne sont rien de plus qu’une adresse par laquelle signifier sa présence.

Parfois, depuis son bord, l’autre nous fait signe et nous tend son image. L’image trouverait-elle, par les liens qu’elle noue, son statut ?

Sur l’écran du téléphone, l’autre est là, depuis l’ailleurs qui le contient. Passée la joie des retrouvailles, la rencontre retrouve étrangement la retenue des premiers temps. C’est que l’image est la présence de l’absent, elle délivre et dissimule à la fois. Si elle nous montre l’autre dans sa vérité (et avec lui, la vérité du lien), ce n’est pas qu’elle le dévoile. Au contraire, elle préserve en lui la distance qui le rend indéchiffrable et qui renouvelle d’autant notre désir de déchiffrer. L’image de l’autre est toujours floue et elle n’en est que plus émouvante. Marie-José Mondzain (Le commerce des regards) dit de l’image qu’elle est un « vestige de l’absence ». C’est un signe qui indique un au-delà du signe vers lequel nous faire tendre. L’émotion est dans ce mouvement.

L’image a ce pouvoir d’émouvoir tant qu’elle n’en est pas privée par ceux qui abusent d’elle, c’est-à-dire en mésusent. Mal user d’une image, c’est cacher qu’il y a du caché en elle, selon l’expression de Stéphane Mosès. C’est laisser croire, à grand renfort de clichés, que le visible et la réalité coïncident. Nul besoin d’aller voir. Tout est là. Pour produire l’adhésion, il faut appauvrir l’image, la vider de l’implicite, du hors-champ, de l’écart, de tout ce qui nous force à l’exploration.

N’est-ce pas le sentiment qui nous saisit en voyant ces images (mais peut-on les nommer ainsi ?) dont nous abreuvent jusqu’à plus soif, jusqu’à extinction du mouvement, les journaux de grande écoute ? Des plans, en nombre fini, se combinent à l’infini pour donner sa langue à l’information : des soignants qui forment bataillon, anonymes sous leurs masques et leurs uniformes, des malades intubés que l’on transfère d’un lit à l’autre, des éprouvettes que des mains remplissent par rangées, des cartons qu’on charge et qu’on déplace. Un répertoire est à disposition pour servir d’accompagnement visuel aux déclarations. En constituant système, les images nous enferment dans une représentation circonvenue. Nous ne sommes plus des promeneurs libres, mais des consommateurs du visible, pour citer Marie-José Mondain. Le prix du confinement est la cécité du regard et l’engourdissement de la pensée devant une situation réduite à des emblèmes.

Restez chez vous : s’agit-il de confiner les corps pour éviter la contagion, ou de confiner les esprits pour éviter le dissensus, l’écart dont a besoin la pensée qui chemine ? On ne veut pas voir quand on a peur de perdre sa place nous dit Godard. On ne peut pas voir quand on s’assoit à la place désignée en acceptant la mort de l’image. La liberté de voir et de penser suit le sort de l’image. Elle règne ou périt avec elle.

Sans doute, cette idée nous est-elle familière. Mais elle trouve en ce jour, un nouvel écho.

Chronique…. les mots s’usent-il quand on s’en sert?

29 mars 2020

Il est un temps où fleurit le langage. Des mots bourgeonnent.

Ils bourdonnent surtout comme les mouches se cognent au carreau. Inlassablement martelés, ils perdent en force ce qu’ils gagnent en fréquence. L’usage que la convention leur réserve est une usure programmée et inéluctable. Qui trouve encore dans les salutations cordiales, apposées au bas d’une lettre, la chaleur venue du coeur ? Qui reçoit comme un réconfort qui chauffe l’âme ce qui n’est qu’une manière commode de prendre congé ? Quiconque veut ranimer ces mots qui s’égarent en formule doit leur ajouter l’étincelle d’un superlatif ou la douceur d’une attention. Très cordialement se charge d’une vigueur nouvelle, bien cordialement, d’un accent tendre. Mais, l’intention pèse peu au regard des coutumes.

Il vient un temps qui change nos habitudes de langage. L’expression par laquelle se nouait l’intime est subitement promue pour une large audience. A l’autre, l’aimé, sur qui l’on veillait, se sont ajoutés les autres dont nous importe le salut, puis la foule, anonyme, qui réclame à son tour l’attention. Chacun dit à chacun de prendre soin de soi, et, disant cela, s’invite parmi ses proches. Le lien social se colore d’inquiétude et la vie, on le découvre, mérite que l’on s’applique.

Y a-t-il plus bel énoncé que celui qui traduit prendre par donner ? Y a-t-il relation plus belle que celle qui veille à cultiver ? A l’heure où les corps se fuient, les mots sont les amarres qu’il ne faut pas délier, si ce n’est à risquer la dérive.

Le temps vient vite où la formule a épuisé le sens des mots. Le temps où l’invite faite à l’autre de veiller sur soi devient aussi froide et distante qu’une salutation cordiale et convenue.

La supplique est trop grave pour être transformée en slogan, si ce n’est à confondre la ferveur avec la prière qu’on marmonne. L’intention est trop pure pour être galvaudée. En passant dans le langage commun, l’expression devient commune et le souci de l’autre n’est plus que politesse.

Il est parfois un temps où des mots inédits redonnent à nos échanges leur sincérité.

Pour prendre soin des autres, peut-être faut-il aussi prendre soin des mots.

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