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Sylvie Lopez-Jacob

Exercices philosophiques

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L’art, thérapie du spectateur?

28 août 2025

L’art : thérapie du spectateur ?

Du point de vue de l’art-thérapie, l’art a une dimension de soin par la création qu’il encourage. Mais se soigne-t-on aussi en regardant des œuvres d’art ? La réception d’une œuvre peut-elle, à l’instar de la création, avoir une dimension thérapeutique ?

 

Comment l’art soigne-t-il le créateur ?

 

Commençons par rappeler quelques généralités qu’il est bon d’avoir à l’esprit avant d’aborder le sujet.

La création passe par le geste et celui-ci est une rencontre avec la matière. La matière a un double rôle : elle plie et résiste. D’un côté, elle offre des possibilités – imprimer des formes durablement et jouer sur leur évolution.  Par elle le sujet sort d’une production seulement cérébrale. D’un autre côté, elle résiste : elle expose l’individu à des difficultés de réalisation pour lesquelles il va devoir trouver des stratégies de contournement ou de résolution. La matière incarne de manière réelle et symbolique le principe de réalité dont la pathologie mentale est en générale l’ignorance. Elle oblige et stimule la confrontation avec le monde extérieur alors que le sujet délirant est pris dans un enfermement en soi, dans un repli solipsiste (qui réduit le monde réel à un ensemble de représentations).

Ainsi, par ces deux fonctions, la matière modelée par le geste favorise l’accès à soi (chez Hegel, le soi correspond à la conscience et l’expression est une alternative à la réflexion ; en faisant des ricochets dans l’eau, l’enfant voit son œuvre qui est comme un reflet de lui-même ; le lac, et par extension le monde, est modifié par l’enfant, auquel Hegel assimile l’artiste, et devient le miroir dont le sujet a besoin pour se percevoir lui-même. Mais, dans le cadre de l’art thérapie, le soi ne se limite plus à la conscience mais intègre d’autre registres, émotionnel et pulsionnel).

Le rôle de l’art-thérapie est alors d’utiliser le geste pour réamorcer une évolution que la maladie vient interrompre. Sur cette question, Jean-Pierre Klein apporte de nombreuses précisions. Il commence par évoquer son objectif pour, logiquement, en déduire les moyens.

L’objectif n’est pas de laisser faire le geste créatif, pour ensuite, analyser le résultat à partir de catégories ou de concepts généraux qui vont produire son interprétation. Il s’agit au contraire, d’accompagner le geste, dans son processus dynamique, et de l’orienter de manière subtile vers une direction dont il puisse tirer un enrichissement. Il encourage donc de ne pas rompre la dynamique du geste mais de l’accompagner dans son cheminement. Cette idée reste proche de la distinction freudienne entre la sublimation et le refoulement. L’éducation apporte des interdits, nécessaires à la socialisation qui reste son objectif essentiel. Mais leur vécu varie : soit l’interdit de l’objet conduit l’énergie pulsionnelle à se réorienter vers d’autres objets socialement admis, voire valorisés (l’aliment raffiné, la pâte à modeler, un autre à aimer) et l’évolution se poursuit. Soit, l’interdit prive seulement l’énergie pulsionnelle de son objet, ce qui la transforme en angoisse cherchant dans la formation des symptômes une manière de se soulager. Ainsi, la santé est toujours associée à la mobilité, à l’évolution, la maladie est, à l’inverse, fixité, arrêt morbide du temps.

L’idée de la thérapie (qu’elle passe ou non par l’art) est de relancer le processus d’évolution, de faire redémarrer le temps. Jean-Pierre Klein l’évoque avec ses mots mais sans changer le sens général : il s’agit d’intégrer la maladie comme une étape du développement et non comme son arrêt. Pour énoncer les moyens mis en œuvre pour atteindre cet objectif, Klein utilise un exemple, le récit d’un cas (il dirige alors l’école d’art thérapie de Barcelone) Une patiente maniaco-dépressive laisse surgit à son insu dans un dessin le trou noir d’un tunnel qu’elle associe aussitôt aux idées suicidaires qui la hantent.

C’est le point de départ de deux démarches thérapeutiques possibles dont Jean-Pierre compare l’efficacité.

Dans le premier cas (celui, réel, qu’il a observé) le thérapeute utilise le dessin pour élaborer avec la patiente une interprétation. A la figure du tunnel est associé un symbole. Or, ce procédé ouvre une voie sans issue qui met en échec la thérapie. Plus la symbolisation se développe (à partir de formes convenues, clichées, telle que l’arbre à une seule feuille pour dire la solitude, le choix de petits cœurs rouges pour exprimer le besoin d’amour etc..) plus la matière s’allège (les crayons remplacent les pinceaux). La patiente se replie dans des représentations stéréotypées au lieu de poursuivre la confrontation au réel amorcée par le geste de création.

Dans le second cas (suggéré pour ouvrir une voie plus fructueuse), la figure dessinée se prolonge, se ramifie, elle pousse plus avant le travail d’élaboration qu’elle a commencé. Le rond noir forme une spirale qui peut être amplifiée, le dessin esquisse un volume qui peut donner naissance à une installation en 3D etc… Ainsi, l’angoisse peut trouver dans la réalisation plastique matière à sublimation, elle peut s’intégrer dans le processus créatif comme une étape au lieu d’y mettre un point d’arrêt.

L’art-thérapie n’a donc pas le caractère rétrospectif de l’interprétation mais celui, projectif, du travail en cours que la maladie doit alimenter et non interrompre. Klein suggère ainsi l’existence d’une bonne et d’une mauvaise thérapie (qui, comme la bonne et la mauvaise éducation chez Freud n’a bien sûr aucune connotation morale).

 

Si le soin est directement lié à l’acte créatif, comment peut-on le déplacer sur le terrain de la réception de l’œuvre d’art ? Comment penser qu’un spectateur se soigne alors qu’il reste extérieur au processus de création et à la dynamique qu’il engage ?

Pour répondre à cette question, sans doute faut-il préciser ce que le terme de soin recouvre au juste. Nous avancerons trois arguments, qui donnent à la notion du soin trois acception différentes.

 

Comment l’art soigne-t-il le spectateur ?

Le soin comme souci de soi (se prendre comme objet d’attention)

Pour développer cette perspective, prenons appui sur une œuvre, celle de Alain Baczynsky, dont le travail, exposé à Beaubourg, a donné lieu à un livre, Regardez, il va peut-être se passer quelque chose, publié en 1980.

Ce qui motive le choix de cette œuvre, c’est d’abord le contexte de sa création.

Baczynsky a suivi entre 1979 et 1981 une cure psychanalytique. Entre chaque séance, il s’est photographié (dans l’état où la séance l’a plongé). Tantôt il est plein cadre, tantôt il fuit dans un bord. 242 autoportraits sont réalisés dans un photomaton. Crée en 1928, le photomaton fut le terrain de jeu des surréalistes : les autoportraits automatiques leur semblent une variante de l’écriture automatique mettant l’individu en relation avec l’inconscient. Le huis-clos de la cabine, sans la présence d’un photographe, libère l’expressivité fantaisiste du visage et le déclenchement de la prise de vue limite la mise en scène de soi et révèle des faces cachées du sujet. De plus, dans le protocole de l’artiste, des mots sont écrits au dos de chaque photo. L’image devient donc un intermédiaire et une médiation entre deux moments de la verbalisation, celle qui précède la photo, dans le cabinet du thérapeute, et celle qui suit la prise de vue, dans la cabine photographique. Dans cet exemple, ce n’est pas l’art (la création) qui inspire le soin (le suivi thérapeutique décrit par Jean-Pierre Klein) mais c’est le soin (la cure) inspire le travail artistique.

Est-ce que cette production artistique influence en retour le déroulé des séances d’analyse ? Est-ce que cette création soigne l’artiste ? Il faut, pour répondre, analyser l’évolution des autoportraits et de la verbalisation qu’ils inspirent. C’est la démarche qu’entreprend Horacio Amigorena, universitaire et psychanalyste. Il décrit la manière dont évoluent, en cours d’exposition, le rapport à soi et au double spéculaire, l’image de la mère, l’articulation du visible et du lisible.

Est-ce que cette œuvre soigne le spectateur devenu lecteur du livre ? Sans doute, elle éveille, comme toute œuvre, sa réflexion, car dans le plus singulier (une cure) se révèle le plus universel (le rapport au miroir et la quête de soi). Mais de la réflexion au soin, il y a encore un pas et peut-on le franchir ?

La réponse est affirmative à condition de reconsidérer le sens que l’on donne au terme de soin. Le soin n’est pas nécessairement un acte réparateur qui traite un dysfonctionnement ou restaure un équilibre rompu. Il signifie aussi le souci de soi. C’est en ce sens que l’entend Michel Foucault (Histoire de la sexualité, 1976) lorsqu’il compare la médecine qui traite la maladie en assujettissant le patient aux prescriptions médicales (médecine « d’esclave ») et la médecine qui enseigne au patient à éviter la maladie en prenant soin de sa santé par l’exercice et l’alimentation (médecine « d’hommes libres »).

Les autoportraits de Baczynsky ne guérissent bien sûr d’aucune maladie, ils n’ont pas de visée ni d’effets réparateurs, mais l’effort de construction de soi qu’ils mettent en scène renvoie chaque lecteur à sa propre condition. L’art nous soigne en mobilisant notre désir d’évolution et de création de soi, en nous préservant de ce qui nous fixe, et nous conduit aux automatismes qui éclipsent la conscience de soi. Il nous soigne en mobilisant notre désir d’évolution et de construction de notre histoire.

Le soin comme possibilité de la catharsis, du détachement de soi (alors que la maladie est vécue comme adhésion voire adhérence à un état, dont on ne parvient pas justement à se détacher)

Dans son ouvrage Et si l’art pouvait changer notre vie, publié en 2022, Susie Hodge accorde un rôle thérapeutique aux musées. L’art nous soigne quand il permet une catharsis. Dans la Poétique d’Aristote où elle fait figure de concept clef, avec celui de mimesis, la catharsis prend un sens esthétique, en marge de ses connotations morales ou médicales. Elle ne purifie pas le spectateur de ses émotions, mais lui offre l’occasion unique d’éprouver celles-ci sans la gravité que l’expérience vécue leur confère. L’émotion est sincère mais désintéressée, délivrée de son enjeu existentiel. La peur ou la tristesse deviennent source de plaisir quand elles s’éprouvent gratuitement, devant un drame ou un danger qui ne nous concernent pas, et ne nous affectent pas vraiment.

L’art permet la catharsis qui nous allège. L’art ne rend pas meilleur mais plus libre.

Or l’art du soin est aussi de rendre au patient cette liberté dont la maladie le prive car la maladie est souvent vécue comme adhésion voire adhérence à un état, dont on ne parvient pas justement à se détacher.

On ne pense plus qu’à cela.  On s’enlise. Avec l’art on s’allège.

La catharsis est nécessaire au soin, comme souci de soi. Car se soucier de soi, c’est faire attention à soi, c’est-à-dire se projeter vers un avenir que l’on tâche de préserver.

La maladie est au contraire une adhésion à soi, elle nous attache au présent que l’on perçoit comme intemporel (on n’en sortira jamais).

Le soin comme reconnexion (alors que la maladie nous déconnecte)

Si Yankélévitch admire tant la musique (La musique et l’ineffable, 1961), c’est parce qu’elle nous met en présence de l’instant dans sa fugacité, c’est-à-dire sa phénoménalité. Elle nous fait saisir la vérité du phénomène, une apparition que guette la disparition. Il évoque Ravel, Chopin et sa conscience aigüe de la finitude (il danse en pensant à tous ceux qui ne danseront plus). Il mentionne Debussy.

Pas dans la neige est une œuvre qui compose avec le silence qui est la réminiscence des sons disparus. La trace des pas est la présence allusive de quelqu’un qui est passé par là… et de tous ceux qui sont passés depuis l’origine du monde. Les pas ne mènent à rien mais proviennent d’un passé enfui qu’ils suggèrent. Ils sont le mouvement de la marche sans la marche et sans le promeneur.

Dans le débat qui oppose trace et tracé, la mimésis et son absence, c’est toujours relativement au mouvement que la trace est pensée, qu’elle hérite de la forme qu’il a déposé en elle, ou de l’énergie qu’elle restitue.

Ici, l’approche est différente et singulière. La trace du pas dans la neige n’est plus la conservation durable d’un mouvement, mais l’expression éphémère du temps, de la durée pure qui s’affranchit du mouvement qui la spatialise, et qui n’existe qu’à sa marge. La trace du pas existe grâce à la neige et disparait à cause d’elle. Elle est, du fait de sa disparition prochaine, l’expression même du phénomène. L’apparition du pas dans la neige est la promesse de sa disparition. Un marcheur oublié est passé par là, et le souvenir qu’il a laissé est promis à l’oubli.

La musique est comme la peinture chinoise décrite par François Jullien, elle montre le transitoire, la métamorphose du paysage sous la bruine, le brouillard, un paysage en train de changer sous la neige en train de fondre. Elle est comme le cinéma de Kurosawa qui d’ailleurs intègre Ravel dans son film Rashomon, non par goût de l’occident, mais pour produire un équivalent sonore de l’image, et donner à voir encore et encore le même récit mais chaque fois sous un jour différent, d’un point de vue différent, affecté de cette légère variation qui affecte toute chose dont l’apparition reste unique malgré l’effet du déjà-vu.  Le piano est nostalgique du son disparu qui laisse du vague à l’âme.

Cette analyse met en lumière un sens nouveau de l’art-thérapie du spectateur. Si l’art peut nous soigner, c’est aussi en nous reconnectant avec notre nature profondément phénoménale. Il nous soigne par sa dimension éthique. Il n’a pas de visée morale, n’est pas un donneur de leçons, il est éthique car se saisissant pleinement du lien sur lequel l’éthique repose.

L’art éthique guérit, quand la maladie est rupture de lien, repli sur soi, oubli du lien.

L’art nous guérit en nous rappelant la phénoménalité commune qui nous lie, aux autres hommes mais aussi aux autres vivants. Baptiste Morizot rappelle, dans la philosophie de l’écologie qu’il propose (Manières d’être vivant, 2020), que cette perte de conscience du lien entre les hommes et les vivants est aussi à la source de la maladie dont notre planète se meurt. La protection de la nature n’est pas le remède à sa destruction, car elle n’est que l’autre version du dualisme qui sous-tend le rapport destructeur.

Ni destructeur ni protecteur, l’homme est un habitant du monde.

En restaurant la conscience du lien, l’art est un outil de guérison pour l’homme et pour le monde.  `

Le chant du prophète de Paul Lynch

14 février 2025

Dans les temps sombres

Y aura-t-il aussi des chants ?

Oui, il y aura aussi des chants

Sur les temps sombres

 

Bertold Brecht

 

Ces mots précèdent le roman dystopique de Paul Lynch, Le chant du prophète.

La logique de l’absurde qui conduit un pays à la guerre s’y déroule implacablement.

Des arrestations aux disparitions, du couvre-feu au feu nourri des expéditions punitives et des patrouilles complices, le récit construit l’entropie croissante qui fait voler en éclats le droit et la liberté.

Il enfle comme une lame de fond, intégrant les dialogues des personnages sans s’interrompre pour alterner les points de vue. Il charrie, pèle mêle, les descriptions réalistes d’une vie de famille de moins en moins ordinaire et les figures poétiques qui saisissent de manière fulgurante les sentiments humains.

L’empathie que le roman suscite avec son héroïne transforme le statut du lecteur qui n’est plus sur la rive, mais en mer, à côté des embarcations par lesquelles les réfugiés prennent la fuite. Avec elles, l’actualité surgit et le démenti qu’elle apporte à l’espoir par lequel se termine le roman, rend la réalité plus dystopique encore que la fiction.

Alain Baczynsky, Regardez, il va peut-être se passer quelque chose

10 décembre 2024

Dans Histoires de peintures, Daniel Arasse évoque l’anachronisme constitutif de notre relation aux œuvres d’art et ses effets fructueux. Ainsi, en s’écartant de l’histoire des Ménines (dont Daniel Arasse rappelle les deux versions successives), et du contexte initial de l’exposition du tableau (qui n’est pas le musée mais le bureau privé du roi d’Espagne), Michel Foucault offre, sur l’œuvre de Velasquez, un regard neuf quoique faux d’un point de vue historique. De cette erreur surgit pourtant une vérité, observe encore Daniel Arasse, car elle traduit ce qu’est vraiment l’histoire de l’art, une histoire faite non par les historiens mais par les artistes qui se réapproprient constamment les œuvres qui les ont précédés.  Le philosophe se range alors parmi eux.

 

Ainsi, quand on expérimente, de manière plus modeste, la réception d’une œuvre en cherchant à ignorer les conditions de sa création, il se passe peut-être quelque chose.

Quarante ans et plus nous séparent des autoportraits réalisés par Alain Baczynsky et le regard rétrospectif que nous jetons sur son œuvre est tout sauf un retour en arrière. Le photomaton qui leur sert d’outil et dont certains halls de gare conservent encore le vestige est une machine que les selfies ont rendue obsolète. La mise en scène de soi est à présent un art qui se soustrait aux aléas de l’automatisme et à ses bonnes (ou mauvaises) surprises.

L’époque a changé mais aussi la manière d’accéder à l’œuvre. Nous découvrons Baczynsky à travers un livre, non une exposition. Placés en vis-à-vis, textes et photographies créent un rythme qu’ils bouleversent aussitôt. Rien ne change, ni l’organisation de l’ouvrage, ni le format de l’image, ni le cadre qu’il impose aux mots (ceux-ci entrent coûte que coûte dans le champ, quitte à maltraiter les césures). Et pourtant, cette composition invariable ouvre sur des variations infinies qui malmènent la lecture. Si la mesure du temps spatialise la durée, comme nous dit Bergson, en ramenant un mouvement à sa trajectoire, il y a, sans doute, dans le travail de Baczynsky, de la démesure pour qu’il temporalise ainsi l’espace.

D’abord, le texte semble un commentaire de l’image, un sous-titre qui ajoute ou traduit un sentiment que le visage photographié ne rend pas toujours lisible.

Mais, après quelques pas, le lecteur trébuche. Le cadrage, ajusté au portrait, n’empêche pas la fuite de l’artiste, son glissement vers un bord où il disparait, totalement ou en partie. Le texte aussi est glissant et certains énoncés (« je serai un juif célèbre ») associé à l’image d’à côté prennent une profondeur tragique (la cabine est vide, seul le rideau reçoit l’éclair du flash).

Les écarts se multiplient et le lecteur tâtonne. Entre les mots écrits (qui accompagnent une cure analytique), s’installent les faux-plats qui donnent au récit son relief poétique, et ses silences. Parfois, le cadre reste vide, puis se re-densifie d’une écriture serrée et fébrile.

La pensée est stimulée par ce qui lui résiste. Ici, c’est le vide, le trou d’air qui met l’écriture en mouvement, en faisant vibrer l’espace du livre.

La liberté des associations stimule une entropie grandissante, et nous réalisons, en chemin, que le recto et le verso s’accordent (la connaissance, après coup, du contexte, nous apprend que c’est en effet au dos de l’image que les mots ont été écrits, après chaque séance chez l’analyste. L’autoportrait n’est en fait qu’une médiation entre deux moments de verbalisation, comme le souligne Clément Chéroux. Mais la composition du livre offre d’abord une autre lecture). L’image a son éclairage derrière soi. Le lecteur enjambe et se retourne, il accepte comme l’artiste les ramifications du temps, ses allers et retours que la thérapie produit.  Il patauge avec lui dans un fleuve qui a quitté son lit.

 

Dans un photomaton, la prise de vue est fonctionnelle. Dédié à la photo d’identité, il duplique, sans état d’âme ni parti pris, un visage qui doit évacuer toute expression susceptible d’en altérer les traits. C’est une réplique de soi, d’un moi vidé de sa subjectivité, réductible à des traits qui assurent sa reconnaissance sociale.

C’est en tous cas le message que nous enregistrons aujourd’hui. Pour que l’on comprenne bien à quel usage l’appareil est destiné, un visage lisse affiche la neutralité requise par les formalités d’usage. De ce point de vue, Baczynsky ne joue pas le jeu en posant cigarette au bec, mains jointes ou poings fermés. Il change les règles. Prise en photo, l’identité est au travail et elle travaille l’image qui change avec l’avancée du récit.

Mais, se faisant, l’artiste travaille aussi notre perception amnésique de l’image. Il nous rappelle l’histoire de l’outil, inventé dans les années trente, et offrant un huis-clos qui libère, à l’abri des regards, la puissance expressive du visage (l’injonction actuelle s’en souvient d’ailleurs tacitement puisque la neutralité qu’elle prescrit vient freiner cette puissance). Les autoportraits en rafale offrent ainsi aux surréalistes une alternative à l’écriture automatique et révèlent les faces cachées du visage, observe Clément Chéroux. Dans le film d’Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés), le visage de l’actrice se défait devant l’objectif, il perd peu à peu sa contenance et finit par fondre, en larmes.

Le déclenchement automatique prévient parfois la pose, coupant court à la mise en scène par laquelle l’on essaie de faire bonne figure. Le contrôle par lequel le selfie prend l’image de l’image de soi préalablement composée est pris en défaut par le déclic et c’est la réalité du sujet qui s’imprime, multiple.

Dans le cadre, Baczynsky ne tient pas en place. Il montre à l’objectif, comme au regard du thérapeute, l’identité qu’il dissimule – le sac dans le dos, le visage sous les masques, le cœur de la question dont il dit, jouant avec les mots, avoir fait le tour.

 

L’artiste reste inquiet, comme le lecteur auquel il s’adresse. « Regardez, il va peut-être se passer quelque chose » dit le titre. Annonce d’un événement qui modifierait le cours du livre ?  Appel à lire entre les mots et les images, dans ces interstices qui donnent à l’écriture et l’interprétation leur mobilité ? Espoir de voir les séances d’analyse produire un changement, ou les 242 autoportraits faire œuvre ?

Quel que soit son sens, l’assertion se formule comme une hypothèse qui suggère ironiquement que, pour l’instant, rien encore ne se passe.  Dans la relation réflexive de l’artiste à lui-même, un désir est présent et sans cesse reconduit, celui de construire son histoire. Le lecteur est averti. Il ne doit pas s’attendre à être rassasié, mais inquiété à son tour, non repu par ce qu’il reçoit, mais remué par ce qu’il attend, tourmenté par l’expérience de l’inachevé qui renouvelle son désir d’être soi, et le conduit, à son tour, sur le chemin de la création.

 

 

Exposition Pop Art

30 novembre 2024

L’exposition consacrée au pop art fait la part belle, aux côtés de Lichtenstein, Warhol, Yayoi Kusama, Marisol ou Marjorie Strider, à Tom Wesselmann.

Ses collages importent sur la toile des objets quotidiens, un poste de télévision qui fonctionne, un téléphone qui sonne, une porte de frigo, des serviettes suspendues.

Ces objets transforment la toile en décors de théâtre et se transforment eux-mêmes sur la toile en représentations, emblématiques d’une société. S’animent les natures mortes et les intérieurs domestiques qui empruntent aux affiches publicitaires leurs motifs, leur échelle, leur pouvoir d’attirer les regards et de marquer les esprits.

Tous les thèmes de l’époque se déclinent, le voyage et la route, la pin-up et la bombe, l’électroménager, les logements fonctionnels, et les nues extasiée par une révolution sexuelle en marche. Mais le traitement varie peu, et les surfaces sont lisses, les couleurs franches et les assemblages fournis et hétéroclites.

Wesselmann finit par renouer avec l’abstraction contre laquelle il s’est d’abord élevé, en réalisant des sculptures en deux D par superposition de plans peints cartonnés par lesquels enchevêtrent des formes géométriques.

Si l’on écarte cette évolution finale, les œuvres se multiplient et dupliquent sans fin les accumulations d’objets et cette abondance laisse le spectateur étourdi, nauséeux, comme le consommateur avec lui.

Du singulier à l’universel

21 septembre 2024

 

  • Quand on rapproche singulier et universel, c’est, en général, pour les opposer.

Le singulier est ce qui « appartient à l’individu » qu’il qualifie comme distinct du groupe (qui grammaticalement parle des actions qu’il produit au pluriel, ou, philosophiquement, se constitue autour de biens communs ou de valeurs partagées). La singularité fait émerger la différence au sein d’une collectivité. L’universel, à l’inverse, cherche, à travers la diversité, ce qui est commun à tous. La singularité distingue, l’universel réunit.

Ainsi, l’individu doit à la singularité ses attributs essentiels : il se distingue des autres, même s’il se situe dans le même espace ou appartient à la même espèce, et il forme un tout indivisible (vivant par sa structure organique, conscient par la synthèse qu’il est capable d’opérer de ses différents états). La perception de ses limites et de son unité marque le moment bien connu du stade du miroir par lequel l’enfant s’arrache à la relation symbiotique à la mère pour découvrir son individualité (moment associé à la marche qui permet l’éloignement et crée la distance qui favorise la séparation). A l’inverse, se confondre avec l’autre et se diviser sont les deux menaces qui pèsent sur son intégrité.

L’individu singulier forme un tout. L’universel s’étend à tout.  Admettre, comme Kant, que tout homme doté de raison peut s’imposer à soi-même de respecter l’humanité dans sa personne comme dans celle d’autrui donne à la loi morale son caractère universel. Considérer, comme Freud, que le complexe d’œdipe outrepasse les frontières, et les différences culturelles et historiques pour concerner toutes les familles quelle que soit leur organisation, c’est donner à cet épisode de l’histoire infantile un caractère universel. On pourrait ajouter encore l’exemple du suffrage universel qui accorde à tout citoyen, sans restriction de genre, le droit de vote.

Plus encore, la singularité isole alors que l’universel rassemble. La distinction est en effet une condition nécessaire mais non suffisante de la singularité.  Deux individus distincts peuvent être identiques, comme les deux exemplaires d’un prototype. La singularité exige l’unicité du prototype. Est singulier ce qui ne ressemble à aucun autre. Une courbe géométrique est singulière quand elle montre une particularité remarquable comme une inflexion, un arrêt ou un rebroussement (Littré). Est singulier ce qui est unique en son genre.

C’est la raison pour laquelle la philosophie occidentale (Descartes en particulier) réserve la singularité au seul sujet. Après tout, l’on dit d’un visage qu’il est unique, il n’en existe pas deux semblables. Se singulariser, c’est « sortir du lot », se distinguer à la fois des choses (du « ça », non au sens freudien, mais au sens de Blanchot quand il observe que ça fait du bruit, ça remue dans la chambre d’à côté, c’est le « remue-ménage de l’être ») et se démarquer des autres ((ne pas céder au conformisme ou à la dictature du on selon l’expression consacrée de Heidegger). C’est cette démarcation qui rend la cohabitation possible dans l’espace public et le lien contractuel par lequel un groupe fait société.

La singularité isole surtout car elle assigne une place au sujet. Être singulier n’est pas tant une question d’essence que d’existence. Quels que soient ses attributs, un sujet est singulier car il est toujours seul, à la source de son existence. Il ne peut partager cette tâche qui lui incombe pleinement. Personne ne peut « se mettre à sa place » sauf métaphoriquement. La singularité n’est donc pas une qualité du sujet qui s’ajoute à d’autres. Elle est la solitude qui en définit le statut. Le sujet n’est ni une substance qui résiste aux changements, ni même un équilibre qui se construit à travers les changements en surmontant les déséquilibres, il est source d’une existence devenue personnelle (Je marche tandis qu’il pleut souligne Lévinas, pour dissocier les actes personnels des phénomènes naturels, impersonnels).

La singularité place le sujet à la source de son existence. L’universel le déplace, car il dépasse sa quête d’unité. Il met en échec le pouvoir de synthèse de la conscience car il n’est pas, contrairement au monde, une totalité, mais une expansion infinie. Le monde est, chez Kant, une idée régulatrice qui encourage la pensée à relier les phénomènes par des lois, pas l’univers.

 

  • Si tout oppose le singulier et l’universel, comme imaginer que l’on puisse passer de l’un à l’autre ? Comment penser un pont, une passerelle ?

Cette entreprise nous place aussitôt dans une différence de point de vue. En occident, un pont relie ce qui est séparé. Il restaure la continuité d’un paysage, lorsque d’aventure, une vallée vient briser une ligne de crête. Au Japon, le pont a un sens opposé. C’est lui qui introduit la discontinuité. Il est un artifice dans le paysage naturel, une greffe visible qui en défait l’homogénéité.

Si l’on s’installe dans la première perspective, l’art serait le moyen de relier ce que la philosophie distingue.

L’œuvre serait le lieu où faire cohabiter la singularité la plus profonde et l’humanité la plus universelle. En effet, l’œuvre est d’abord singulière, car elle est supposée échapper aux clichés et aux modes par lesquelles s’exprime la collectivité. En écrivant son œuvre, les Méditations Métaphysiques, Descartes revendique déjà d’être l’auteur singulier de sa pensée, et du livre qui la consigne, en rejetant, par un doute méthodique, les préjugés qui font de lui un porte-parole du collectif. Comme la pensée philosophique s’élabore loin des clichés, l’œuvre d’art se construit loin des modes. Elle se démarque aussi des objets industriels fabriqués en série (la sérigraphie mérite en ce sens, le caractère iconoclaste qu’elle revendique en ôtant à l’œuvre sa singularité).

L’œuvre est donc la manière dont le sujet manifeste sa singularité (son style imité et rarement égalé), mais plus encore, elle est le moyen par lequel il la crée. Hegel rappelle ainsi que toute création est création d’identité. Par son travail, l’artiste exporte hors de lui sa subjectivité, non pour transférer une idée dans une œuvre, mais pour déployer toutes les possibilités que l’idée contient. L’élaboration de l’œuvre transforme l’idée en même temps que la matière. Pour autant, la création n’a pas lieu hors sol, dans un face à face réflexif qui éliminerait tout ancrage dans un contexte donné. L’art est une histoire de filiations et de ruptures. Mais la ré-appropriation est aussi un moyen de rendre la création singulière (ainsi en va-t-il de Van Gogh se ré-appropriant la planéité de la gravure japonaise).

Pourtant, plus on plonge dans la singularité d’une œuvre, plus on s’élève à l’universalité de la condition humaine dont l’œuvre n’est jamais que la mise en scène. Merleau-Ponty fait de cette expérience de l’humain l’essence même de l’art. La science nous conforte dans la pensée de survol qui nous donne l’illusion d’être spectateur du monde et nous coupe de l’expérience préréflexive de la vision. L’art, au contraire, nous ancre dans cette expérience, il nous invite à « habiter » le monde, en nous reconnectant avec les conditions de sa visibilité.

Ce pont là est connu et emprunté. Mais qu’en est-il si l’on se déplace au Japon ?

Le pont, rappelons-le, n’est pas ce qui rétablit la continuité mais au contraire ce qui la brise. La vallée que le pont surplombe ne vient pas interrompre la ligne montagneuse, mais seulement en infléchir la courbe.

Ainsi, entre le singulier et l’universel, il n’y a pas un fossé que la mission de l’art serait de combler, mais une continuité, un lien étroit que l’art révèle et sur lequel il prend racine.

 

  • L’art est d’abord une pratique.

Mais il n’entre pas dans le couple « théorie-pratique » en qui François Jullien voit « un des gestes les plus caractéristiques de l’occident moderne ». « D’abord, l’entendement concevrait, « en vue du meilleur », puis s’investit la volonté pour imposer ce modèle à la réalité » (Traité de l’efficacité, p.17).  Or, la pratique artistique, comme la pratique martiale avec laquelle, au Japon, elle se confond, n’est pas guidée par un modèle théorique qu’il faudrait incarner dans les faits. L’artiste n’est pas un démiurge venu réaliser sa vision préconçue du monde.

La pratique est d’abord un travail postural. Quand on regarde un maître en calligraphie pratiquer son art, on constate qu’il commence par s’installer, le dos droit, les points d’appuis en équilibre sur le sol. Le temps passe avant qu’un geste soit amorcé, un temps long consacré à la concentration. Mais celle-ci a un sens différent de celui qu’on lui accorde d’ordinaire. Se concentrer ici ne signifie pas focaliser son esprit sur un seul objet, mais à l’inverse, libérer l’esprit de tout ce qui peut le fixer. « Arrêter son esprit est synonyme de défaite » souligne Yagyû Munenori, un sabreur de renom, car la voie que les arts empruntent est mobilité. Do, Tao en chinois, signifie la voie par où l’on passe.  L’artiste attend, avant d’agir, d’avoir l’esprit concentré, c’est-à-dire détaché. Polir son esprit est la condition première de la création. « La poussière et la saleté se fixent sur la pierre brute avant qu’elle ne soit polie. Même la boue ne peut la souiller dès lors qu’elle est polie. C’est au travers de la discipline que vous polissez le joyau de votre esprit » (Yagyû Munenori, Le sabre de vie).

Ainsi, l’artiste japonais ou chinois, ne peut peindre, préoccupé, pas plus qu’il ne travaille dans une pièce en désordre. François Jullien rappelle que dans la tradition chinoise, le peintre commence par se placer « face à une fenêtre claire », sur une table propre. Il se met en condition et se nettoie de tout ce qui pourrait contaminer le pinceau et l’encre. L’acteur de théâtre commence aussi sa préparation non par un échauffement qui met ses muscles en condition, mais par un travail postural qui libère la posture des tensions. Yoshi Oïda décrit cette préparation : un travail sur les points d’appui, sur l’axe fondamental, et la respiration. Il s’agit par-là de libérer la marche de sa démarche qui lui donne des « particularismes séduisants » (L’acteur invisible), mais limitent le jeu de l’acteur dans sa variété.

La concentration qui libère l’esprit suppose un travail postural qui libère la respiration, car c’est en elle que le geste va puiser son élan. Un artiste ne peut peindre, écrire ou jouer s’il est préoccupé, mais il ne peut pas davantage travailler avachi ou en déséquilibre. Quiconque a tenté la calligraphie a testé la vertu du silence. Le moindre changement du souffle rend la main malhabile.

Or, le souffle dans lequel la pratique artistique prend sa source est l’expérience la plus singulière et la plus universelle qui soit. Le souffle efface la distinction entre le singulier et l’universel car il nous ramène en amont.

C’est par le souffle que chaque existence singulière s’amorce et s’achève. C’est au souffle que l’univers doit son impermanence. Ainsi, l’artiste se reconnecte au souffle universel. La pratique artistique est en ce sens, au Japon, une pratique martiale. Précisons que les arts martiaux, d’abord arts de combats (Bushido) sont devenus, après la seconde guerre mondiale, des arts d’éducation (Budo). Rappelons que l’éducation signifie « conduire lors de soi », hors de ce qui nous limite, vers des possibilités nouvelles. La pratique martiale est ce travail de concentration qui permet de puiser dans le souffle une énergie nouvelle de création. Quand il définit l’aïkido, « voie de l’harmonisation des énergies », Ueshiba Morihei, le fondateur, précise qu’il s’agit « d’harmoniser le singulier et l’universel », car le souffle d’où part l’action est en nous comme dans l’univers, en amont de toute séparation. « Comprendre que le travail de l’univers se fait en soi-même, c’est ça le véritable budo » (Ueshiba Morihei, Takemusu Aïki, Vol II).

Ainsi, par la pratique martiale et artistique, l’artiste (peintre, acteur, calligraphe, tireur à l’arc ou joueur de koto) se reconnecte au souffle qui n’est autre que le procès universel.

La philosophie du bouddhisme zen sous-tend cette vision de l’art. L’un précède la multiple (il n’est pas le produit d’une pensée synthétique) comme le principe immanent qui l’anime (non comme le créateur transcendant à sa création).  L’Un est Ku, le vide universel. L’alliance du vide et du plein (yin-yang pour le taoïsme) fait l’opérativité du vide, qui n’est pas un néant, mais le Ki, le souffle ou l’énergie. L’univers est « un soufflet de forge » dit Lao-Tseu. La respiration est la manifestation du souffle et elle combine sans relâche vide et plein. Elle laisse l’alternative pour l’alternance des contraires. L’inspiration vide l’espace environnant pour remplir d’air les poumons que l’expiration vide à son tour pour remplir à nouveau l’espace. C’est un cycle sans commencement ni fin, qui n’enchaine pas les forces mais les combine, selon un équilibre comparable à celui d’un balancier, ou d’une vague dont le flux contrarie le reflux pour le réamorcer aussitôt.

Ainsi, « il faut être en apnée pour se croire substance », remarque André Cognard (Vivre sans ennemi). Se concentrer au sens martial du mot, c’est se reconnecter au souffle universel qui s’éprouve en soi comme dans l’univers. L’expérience de la plongée sous-marine offre une belle occasion d’éprouver cette connexion, lorsque, plongeur, on perçoit combien l’ondulation des algues, des poissons, des coraux fait écho à une respiration que les bouteilles à oxygène rendent sonore. Regarder des œuvres animées d’un tel souffle permet aussi cette re-connexion à l’universel. Sur les estampes, dans le tracé calligraphique, l’encre qui se raréfie préserve un vide par lequel elle respire et le mouvement qu’elle dessine en restitue l’énergie.

Et c’est à cette expérience de l’universel que l’art, à l’instar des arts martiaux, doit sa dimension spirituelle. En ce sens, l’art est une expérience spirituelle quand il nous reconnecte à l’univers. L’univers n’est plus devant nous comme un objet, mais en nous, dans cette respiration qui s’éprouve, sans délai ni projet, et à laquelle l’estampe ou la calligraphie, nous donnent accès.

Si la phénoménologie trouve dans l’expérience préréflexive de la vision de quoi ancrer la pensée, les pratiques artistiques du Japon trouvent dans la respiration que nous amorçons alors que nos paupières sont encore closes, une expérience plus ancienne que la vision, une expérience pré-préréflexive, en qui elles puisent leur élan.

 

Ce lien entre le singulier et l’universel est aussi ce qui fonde l’éthique martiale.

L’éthique est inhérente aux arts martiaux se plait à répéter André Cognard. L’aïkido qu’il enseigne, sur les traces de son maître, Kobayashi Hirokazu, est une voie de résolution des conflits. Mais la paix qu’il construit n’est pas l’issue de l’affrontement, mais l’état initial qui le rend inutile et inopérant. Il cherche l’harmonie qui désamorce les conflits plutôt que les techniques qui permettent d’en triompher.L’éthique martiale n’érige ainsi aucun principe a priori par lequel la pensée puisse diriger l’action.  Elle trouve dans l’action son principe immanent : se recentrer sur le souffle qui nous lie à l’univers et aux autres, en amont des conflits.

Cette même éthique peut inspirer l’écologie. Baptiste Morizot (Manières d’être vivant) observait que si l’homme est conscient d’être un animal politique, lié aux autres hommes, il oublie volontiers les liens qu’il entretient avec le vivant. Changer notre rapport au monde, en passant de la domination à la protection, c’est persévérer dans l’idée que le monde et nous faisons deux. Le pont qu’on s’efforce, tant bien que mal de reconstruire, n’efface pas cette rupture, il l’accrédite. Or, le lien préexiste que l’art rend manifeste.

C’est la conscience du lien, en amont de la séparation, qui peut nous faire adopter une attitude plus éthique avec tous nos semblables, et pas seulement humains.

 

 

 

 

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Tout est chamboulé

18 juin 2024

Sous la lumière crue de la scène, un homme a plongé la main et le bras dans un caisson en bois, noir et blanc, pour en extraire la forme en bois d’un éléphant. Noir sur noir, et voici que la forme disparait sur le fond. Caché dit l’homme. Ce sera le seul mot, un mot bien choisi pour se connecter à l’enfance.

Tu es bouchée bée, et c’est ton dos bien droit qui le dit.

D’un cube, voisin du précédent, monte une forme ondulée guidée par la main d’une femme. Le serpent a fait son apparition, suivi bientôt du papillon. Un crocodile cahin caha déambule, dans cet univers de bric et de broc, tout en bois.

Les animaux ont gardé pour eux les couleurs, car tous les cubes qui s’empilent sont ou bien noirs, ou bien blancs. Les deux parfois, géométriquement, se combinent.

 

Mais de quoi parlent-ils ? Les mots sont mâchouillés, gazouillés, et pourtant, ils modulent des relations qui ne laissent aucun doute. Se jouent la jalousie, le repli de l’enfant qui boude, la réconciliation.

Puis les deux comédiens se faufilent entre les immeubles inventés, entre les arbres d’un bosquet fictif. Tu suis des yeux leur gymnastique quand ils frôlent les caissons entassés. Ton immobilité me fait songer que tu te balades avec eux, là-bas.

 

Mais que font-ils ? Ils envoient tout promener.

Patatras.

La scène n’est plus qu’un champ de ruines, ou plutôt une chambre en désordre. Il faut tout enjamber. Pour trouver les lettres dans la malle. À chacune épelée, un nom est associé, celui d’un animal. À chaque nom une pièce du décor est bâtie.

C’est l’alphabet qui remet l’univers en ordre, comme une parole divine.

Que manque-t-il à ce monde en couleur reconstruit ? Le temps.

C’est la mélodie qui l’installe, chantée par les deux comédiens qui terminent ainsi le récit.

Toi, pourtant timide, tu veux bien t’approcher. Tu vas toucher l’éléphant, puis reviens.

Tu retournes vers le papillon puis reviens.

À chaque fois, ton visage s’illumine.

Ton plaisir est visible et pourtant mystérieux. D’où vient-il ?

J’aimerais voir par tes yeux, j’aimerais croire qu’un animal en bois s’anime si on le veut.

J’aimerais ré-enchanter le monde que l’âge et la raison m’apprennent à désenchanter.

J’aimerais croire, aussi parfaitement que toi, à la magie du théâtre.

 

 

 

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