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Sylvie Lopez-Jacob

Exercices philosophiques

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La place de la pensée dans le travail identitaire

6 mai 2022

Faire une intervention sur la pensée dans le cadre d’une pratique corporelle peut sembler provocateur, ou en tous cas décalé, pour ne pas dire déplacé.

Nous savons tous que la pensée (la conscience psychique qui a besoin de mots pour s’élaborer) est souvent, lorsque nous sommes en posture, notre pire ennemi. La pensée, par essence, réfléchit, interroge, anticipe. Ainsi, elle introduit l’agitation quand on cherche l’immobilité, elle crée la division quand on est en quête d’unité. Elle nous projette vers une fin qui nous paraît toujours lointaine, quand on voudrait ne s’attacher qu’au moment présent, aussi douloureux et inconfortable soit-il.

La pensée et le corps sont rarement d’accord, et cette lutte, que l’on vit d’expérience, traverse aussi l’histoire de la philosophie. On assiste à leur combat, quel que soit notre parti pris.

Dans la pratique d’aikishintaiso, le corps voudrait mettre la pensée au calme et le Arigataï est le baume qu’on applique quand la pensée s’élance, et nous lance. On remercie pour ne pas juger, ni se juger, ni mettre en doute ou déplorer, ou refuser ou résister. Le travail du corps se fait contre la pensée.

Dans la pratique philosophique, c’est le travail de la pensée qui se fait contre le corps. Ainsi, Descartes ne se découvre sujet pensant qu’après avoir douté de son corps. L’incertitude s’attache à la perception du corps car, après tout, quand on rêve, on se voit ailleurs et autrement. On s’imagine assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre alors qu’on est, nous dit Descartes, tout nu dedans son lit. Mais c’est parce qu’il met en doute son corps qu’il se découvre sujet pensant, et cette pensée ne fait, à ses yeux, aucun doute puisque c’est par elle qu’il doute. Chez Platon déjà, la pensée n’est elle-même que lorsqu’elle s’émancipe du corps, cette prison qui la retient loin des idées dans le règne fallacieux des faux-semblants.

La confrontation des deux pratiques nous laisse ainsi déchirés, entre deux feux, corps et esprit, dont l’exercice ne peut s’envisager que séparément, comme deux passions auxquelles le sujet s’adonnerait tour à tour, trop accaparé par chacune pour pouvoir s’y livrer en même temps.

Une fois ce désaccord observé, que faire ? Autrement dit, quel est l’enjeu de notre réflexion ?

S’agit-il d’ouvrir une parenthèse dans la pratique corporelle pour laisser à la philosophie un temps qui permette au corps de souffler ? La philosophie serait un divertissement bénéfique dont on espère le repos, comme la pensée cherche le sien dans l’exercice physique ?

S’agit-il de rétablir l’équilibre que réclame un sujet dont l’esprit sain et le corps sain ne peuvent se passer l’un de l’autre ?

Ou bien peut-on écarter une bonne fois cette rivalité d’un autre âge comme un enfantillage que notre travail identitaire ne saurait tolérer? 

Cette dernière hypothèse nous révèle toute la difficulté de la question ! D’un côté, le travail identitaire exige que la pensée, comme le corps, soit pleinement intégrée dans la construction de soi. Mais, d’un autre côté, c’est ce même travail identitaire qui désavoue la pensée. Autrement dit, entre lui et elle, la relation ressemble à un « je t’aime moi non plus ».

En effet, le travail de l’identité se résume plutôt simplement : il s’agit de faire de l’un avec du multiple. Le moi n’existe que dans l’unité, sans morcellement ni confusion (le morcellement schizophrénique et la confusion autistique sont une perte d’identité). Mais en même temps, le moi est constitué de multiple et il n’acquiert son unité que de haute lutte ! Le corps construit à partir de la multiplicité des cellules l’unité de la structure organique, et, sur un plan plus symbolique, il s’efforce d’intégrer les mémoires qui inscrivent en lui des temps différents. Notre être, psychosomatique, doit trouver sa singularité à partir des influences multiples de la culture et du milieu dont il hérite et qui ne cessent d’agir sur lui. La naissance elle-même trouve dans cette relation de l’un et du multiple son mystère puisqu’elle propose de faire un avec deux (les parents), avec six, si l’on intègre les grands-parents, et bien davantage si l’on remonte la chaîne des générations. Parler ainsi de travail identitaire n’est pas un vain mot, car l’identité est bien un travail, une épreuve dialectique qui surmonte les obstacles, et s’oppose à ce qui s’oppose à elle. L’identité n’est pas, elle se conquiert en surmontant tous les facteurs d’aliénation.

Mais, sitôt qu’on la nomme, l’évidence se transforme en aporie. Car comment penser notre unité sans introduire en elle la division ? Toute pensée est réflexive c’est-à-dire qu’elle se sait pensée. Nul ne peut penser à quelque chose sans penser qu’il y pense (penser à son insu est un abus de langage). Ainsi la pensée introduit-elle la division, entre le moi pensé et le moi pensant, entre le moi et le monde qu’il érige devant lui en objet de représentation, entre le moi et ce corps dont il tâche d’esquiver les pièges que sont devenus pour lui les sens trompeurs ou les émotions incontrôlées.

Le problème est donc : comment penser notre unité sans la détruire? 

Mais, notre esprit géomètre ne peut se permettre d’utiliser des termes non définis sans risquer la confusion. Peut-on savoir comment penser l’unité si l’on ignore ce que penser veut dire ? Or, c’est là la question la plus simple et la plus complexe qui soit. C’est la plus simple car le retour sur soi est l’attribut essentiel de la pensée. Toute pensée réflexive est animée d’un double mouvement : l’un la dirige vers son objet, l’autre la dirige vers soi. Mais c’est aussi la plus complexe. Dans un film d’Akira Kurosawa, Yojimbo, un personnage observe que c’est au pied du phare qu’on est le moins visible. Ainsi, la pensée qui éclaire le monde ne risque-t-elle pas de rester obscure à elle-même ?

1) Tant que j’y pense

Tâchons toutefois d’en préciser le sens. Le dictionnaire Littré définit la pensée comme suit : elle est ce que l’esprit imagine ou combine. Elle est aussi ce qui a été produit sous une forme de langage. La pensée est donc liée à l’imagination, à la logique (combinatoire), et au langage. Attardons nous un peu sur ces trois éléments.

L’imagination est essentiellement une faculté de néantisation : elle nous extrait de ce qui est pour nous projeter vers ce qui peut être. Si la pensée a partie liée avec elle, c’est parce qu’elle est une faculté d’abstraction. Penser nous abstrait de ce qui est pour nous projeter vers ce qui n’est pas ou pas encore. Cette faculté de détachement conduit par son absence à la pathologie. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty décrit comme malade celui qui s’avère incapable d’effectuer, les yeux fermés, des mouvements abstraits, c’est-à-dire détachés de toute situation effective, tels que mouvoir sur commande les bras ou les jambes (p. 119). Le même sujet qui est incapable de montrer du doigt sur commande une partie de son corps, porte vivement la main au point où un moustique le pique. Au contraire le sujet « normal » peut jouer la comédie, se projeter dans des situations fictives. Ainsi, en jouant à « faire le soldat », il « s ‘irréalise » dans le rôle du soldat. Il distingue la situation réelle de la situation imaginaire. La pensée, comme l’imagination, nous permet donc de ne pas rester attaché au réel, englué en lui. André Cognard a d’ailleurs souligné que la confusion persistante de l’enfant à la mère rendait difficile l’accès à l’abstraction qui suppose qu’un détachement ait eu lieu.

La pensée comme l’imagination, permet donc la projection vers le possible. Par contre, la pensée n’a pas besoin des images comme support. On ne peut imaginer sans images, mais on peut penser sans elles, grâce à un autre moyen. « La pensée est produite sous forme de langage » dit le Littré. Les mots sont en effet la matière dans laquelle la pensée conceptuelle s’élabore, l’étoffe dont elle est faite. Si je pense à quelque chose, il faut être devin pour savoir à quoi je pense. Mais si je pense à un arbre, ma pensée devient soudain plus accessible. Pour autant, penser à un arbre ne dit pas à quel type d’arbre je pense. Le mot a la généralité du concept qui n’est jamais qu’une catégorie, il n’a pas la particularité de l’image, faite à la ressemblance des choses. L’arbre que je nomme reste invisible comme la loi qui déborde le cas particulier et perceptible qu’elle vient régir. Je peux voir la pomme qui tombe du pommier d’en face (et je la sens si c’est sur ma tête qu’elle tombe) mais je ne vois pas la loi générale qui est responsable de sa chute, pas plus que je ne vois l’arbre dans sa généralité.

Or, un langage est structuré et c’est pour cela que la pensée «combine ». Une pensée peut n’être qu’éphémère, elliptique, mais elle se montre le plus souvent capable de raisonnement, construit par le discours.

La pensée permet donc l’abstraction, la généralisation, le raisonnement.

Mais le dire ainsi ce n’est pas encore bien formuler les choses. Car la pensée n’est pas un être ou une substance, existant en soi, et à laquelle attribuer de telles actions. Elle est elle-même action. Descartes reconnaît ainsi que personne ne pourra faire en sorte qu’il ne soit rienaussi longtemps qu’il pensera être quelque chose. Pour que cette certitude indubitable ne soit pas suspendue à l’instant de l’action, et limitée dans la durée, il faut une création continuée de la pensée. La pensée existe, certainement, à la condition de se recréer elle-même à chaque instant. Penser ne fait aucun doute tant que j’y pense !

Quand le corps est à son tour actif, mobilisé par la pratique, que devient alors la pensée ? Comment concilier deux actions sans disperser notre attention? Ainsi, la pratique de la méditation recommande (mais ce principe n’est pas une règle a priori mais le fruit d’un long entrainement) de laisser la pensée en repos pour se concentrer sur le corps. Rappelons que, dans ce contexte, se concentrer ne veut pas dire focaliser son esprit sur un objet, mais au contraire le libérer de tout objet, pour rester à l’écoute, disponible. Agir sans intention ni pensée dit clairement cette exigence. Laisser passer ses pensées, tuer le raisonnement dans l’oeuf, ne pas laisser les mots nous distraire.

Dans la pratique, la pensée aurait donc pour principale vertu de savoir disparaître. Doit-on se résoudre à en limiter ainsi la portée ?

2) Repenser la pensée

Si la pensée nous semble ainsi être le laisser pour compte du travail identitaire, c’est peut-être parce que nous n’avons pas interrogé la manière dont elle pouvait être concernée par lui.

Nous admettons que le travail martial puisse modifier la vision cartésienne du corps. Mais n’avons-nous pas tendance à vouloir conserver la définition cartésienne de la pensée ?

Ainsi, on reconnaît que le corps n’est plus cette machine «composée de chair et d’os» que Descartes mentionnait, mais qu’il est un langage, intentionnel ou symptomatique. Il traduit par ses comportements les sentiments que l’on veut exprimer, et il traduit par ses émotions ce qui échappe à la conscience. Il sait, émotionnellement, ce que la conscience psychique ignore. Donc l’inconscient psychique se traduit par l’émotion qui est une conscience corporelle. Mais cette conscience corporelle n’empêche pas l’existence d’un inconscient corporel qui apparaît, non au sujet lui-même mais à qui observe de l’extérieur la posture, dans la manière d’occuper l’espace. Ainsi, la place de l’épaule, celle de la tête ne sont pas seulement des particularités qui distinguent notre corps de celui d’un autre. Ce sont des points de fixation par lesquels l’épaule ou la tête évitent une zone de l’espace péri-corporel qui devient ainsi inconscient. Le travail martial (qu’il passe par le vocabulaire gestuel complexe de l’aikido ou par le travail postural de l’aikishintaiso) met en œuvre des techniques par lesquelles réinvestir cet espace, et libérer le corps de l’inconscient qui limite sa mobilité.

Pour le pratiquant d’aikihintaiso comme pour celui que cette pratique rend curieux, cette redéfinition du corps s’impose, comme s’impose, depuis l’invention de la psychanalyse, une vision du corps-langage dont aucun modèle mécaniste ne saurait rendre compte.

Mais qu’en est-il de la pensée ? La mettre à l’écart du travail martial n’est-ce pas conserver une vision cartésienne de la pensée alors même qu’on a renoncé à la vision du corps dont elle dépend? En ce sens, la conscience corporelle n’est pas simplement l’autre de la conscience psychique, venue limité son hégémonie. Elle est aussi l’occasion de repenser la pensée hors du cadre du cogito cartésien où elle semble définitivement contenue.

Pour cela, il ne s’agit pas de renoncer aux opérations par lesquelles nous l’avons définie et dont nous faisons chaque jour l’expérience : abstraire, généraliser, raisonner. Il s’agit d’interroger le statut que nous lui accordons quand nous faisons d’elle une faculté distincte du corps à laquelle ces opérations seraient imputables.

Se placer en amont du dualisme qui distingue la pensée du corps est le propre de la philosophie de Spinoza. Ainsi, le sujet comme tout ce qui est (car le sujet n’est plus cet empire dans un empire que Descartes voyait en lui) est une puissance, un désir de persévérance dans l’être, un conatus. Et cette puissance se décline en puissance d’agir et puissance de penser. La pensée et le corps ne sont donc plus deux substances mais deux versions, ou deux trajectoires que notre puissance emprunte. Cette manière de concevoir l’identité par la mobilité rapproche la pensée spinoziste de notre pratique, et, dans une certaine mesure, de la tradition extrême orientale dans laquelle cette pratique s’enracine, même si Spinoza parle encore de substance et non de phénomène ou encore moins de souffle. Mais, au-delà du vocabulaire employé, l’essentiel est là : l’unité que notre identité réclame n’est pas mathématique mais dynamique. Elle n’est pas l’indivision qui exclurait la pensée réflexive, mais l’élan d’une puissance qui intègre pleinement la pensée. Notons que Spinoza a d’ailleurs une vision dynamique des mathématiques elles-mêmes. Ainsi, un cercle n’est pas un ensemble de points équidistants d’un centre, mais une figure qui résulte de la rotation d’un segment de droite à partir d’un point qui sert d’axe à cette rotation.

3) La pratique martiale à la lumière de Spinoza (et réciproquement)

La relecture de Spinoza montre combien sa pensée vient éclairer les enjeux de notre pratique.

Une relecture est opérée par Baptiste Morizot, dans manières d’être vivant, ouvrage paru en 2020. Rappelons que relire un philosophe, c’est s’affranchir des exigences de l’historien qui tâche de replacer une pensée dans l’époque qui l’a vue naître, pour ressaisir les influences qu’elle subit ou produit. La relecture, au contraire, cherche dans une philosophie du passé l’amorce d’une pensée moderne qui lui permet de transcender son époque. Elle ose l’anachronisme.

Ainsi, Morizot relit-il Spinoza. La thèse de Morizot est que l’on ne peut pas ignorer, comme les philosophes classiques l’ont affirmé longtemps, les liens de l’homme non pas seulement avec les autres hommes (cette dimension politique est très tôt mentionnée) mais avec l’ensemble des vivants. Or, il pense trouver chez Spinoza matière à inspirer cette vision moderne (même si Spinoza lui-même considère que l’animal est trop différent de nous pour que nous ayons à nous soucier de lui, donc de son bien-être).

Sa relecture a donc une direction qui n’est pas la nôtre mais elle nous inspire sur trois points.

Le premier est la mise en valeur de la mobilité.

Dans le chapitre qu’il consacre à Spinoza, (« Cohabiter avec ses fauves, l’éthique diplomatique de Spinoza »), Morizot commence par rappeler que la philosophie depuis Platon consacre la domination du corps par la pensée. L’homme aurait à maitriser son corps, cette animalité en lui, comme il domestique l’animal hors de lui. Ainsi, la vie devient un art de vivre quand les désirs sont affaiblis. Cette morale trouve son expression emblématique dans le Phèdre : Platon y décrit l’âme humaine comme un attelage constitué d’un cocher (la raison) et de deux chevaux, un cheval blanc docile (la volonté) et un cheval noir impétueux (le désir). La bonne conduite de l’attelage, sans écart, suppose que le cheval noir soit dompté. Dans ce sujet fragmenté, dont l’âme, distincte du corps, est elle-même tripartite, tout est question de hiérarchie. Cette « morale du cocher » éclaire la « proportionnalité inversée » qui sera celle de Descartes et que l’on peut résumer ainsi : la raison est d’autant plus forte (et avec elle le contrôle de nos vies) que le désir est affaibli.

Or, il y a chez Spinoza une « proportionnalité simple » qui évoque un accroissement conjoint de la raison et du désir. Du moins, cette formulation, encore trop dualiste, doit-elle être corrigée : il y a selon Spinoza une puissance d’agir et une puissance de penser qui augmentent ou diminuent en même temps car elles sont seulement les deux manières dont se manifeste une même puissance. Dès lors, affaiblir l’une ou l’autre c’est s’affaiblir tout entier. Dans cette optique anti-dualiste, le corps n’est plus la bête que la pensée domine, mais le fauve, la force vive dont la pensée elle-même tire sa force. Si l’homme est tiraillé, ce n’est plus entre des facultés qui s’opposent, mais entre des trajectoires qui s’inversent. Ainsi, la joie qui est augmentation de notre puissance d’agir et de penser trouve dans la tristesse qui la diminue son principal ennemi. Pour autant la joie et la tristesse ne s’opposent pas comme s’opposent, chez Platon, la raison et le désir. Elles sont l’effet d’une seule puissance qui fluctue. Ainsi, on ne vient pas à bout de la tristesse par un effort de la volonté, mais en infléchissant la direction de la puissance d’agir, c’est-à-dire en favorisant la joie (nous préciserons plus loin comment). Si la morale de Platon a son mythe, la pensée de Spinoza a sa fable. Celle-ci est celle des indiens cherokee :

« En tout humain il y a deux loups, dit le vieux sachem. Un noir et un blanc.

Le noir est sûr de son dû, effrayé de tout, donc colérique et plein de ressentiment, égoïste et stupide, parce qu’il n’a plus rien à donner.

Le blanc est fort et tranquille, lucide et juste, disponible, donc généreux, car il est assez solide pour ne pas se sentir agressé par les évènements.

Un enfant qui écoute l’histoire lui demande :

« Mais lequel des deux suis-je alors ?

– Celui que tu nourris. »

Ne pas affamer le loup noir, mais nourrir le loup blanc, c’est vaincre la tristesse par la joie. Notre pratique ne procède-t-elle pas ainsi quand elle travaille sur l’inconscient? Elle tâche de vaincre l’inertie ou la stase par la mobilité. Elle ne cherche pas à opposer à l’inconscient une force autre qui en viendrait à bout (comme la raison vient à bout du désir) mais elle installe un état dans lequel l’inconscient n’a plus sa place (comme l’augmentation de la puissance d’agir ne laisse plus de place aux passions tristes). Ainsi, du point de vue de l’identité dynamique qui est la nôtre, retrouver la mobilité du corps ce n’est pas condamner la pensée au repos, mais au contraire en raviver la puissance.

Ce travail sur la mobilité est aussi, chez Spinoza, une éthique par laquelle l’éthique martiale peut s’éclairer. C’est là le second point qui nous intéresse. À l’inverse de la morale qui impose ses règles a priori, l’éthique repose sur l’ethosqui désigne à la fois l’habitat et l’habitude. Ainsi, la conduite éthique est une manière d’habiter le monde qui s’acquiert au long cours, par une pratique qui change notre manière d’être. La joie, comme la mobilité dont elle est le fruit, ne se décrète pas, elle se cultive. Wittgenstein ne dit pas autre chose quand il dit : « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème » (Remarques mêlées).

Or, la voie, comme la joie, se travaille, car le cheminement que la voie martiale initie s’entretient. Virginia Woolf en tire même une éthique de la relation amoureuse dans la Traversée desapparences : « Ce qu’on attend (dit-elle) de l’être avec qui l’on vit, c’est qu’il vous maintienne au degré le plus élevé de vous-même ».

L’ethos spinoziste favorise en même temps la relation à l’autre dont toute éthique est empreinte. Car si la joie est augmentation de la puissance d’agir, elle se diffuse et se transmet. Le rapport à l’autre est éthique dès que l’on pense une contagion de la joie. De la même manière, s’engager collectivement sur la voie c’est nourrir une mobilité commune et contagieuse. En ce sens, il n’y a pas en aïkido d’adversaire dont il faudrait neutraliser l’action, mais un partenaire qui trouve dans l’attaque qu’il subit le moyen d’augmenter sa puissance, c’est-à-dire sa mobilité.

Dans sa relecture de Spinoza, Morizot détecte enfin un message sous-jacent qui en montre la modernité et qui est encore évocateur pour le pratiquant d’arts martiaux. En pensant une seule substance déclinée en modes (qui, vocabulaire mise à part, n’est pas sans faire songer au principe unique animant ses différentes manifestations, ou au souffle, immanent à chaque phénomène qu’il excède néanmoins puisqu’aucun ne le contient), Spinoza encourage le penseur moderne à ne plus dénouer les liens de l’homme et des vivants. La conscience de l’interdépendance remplace celle de l’affrontement pour enrayer la destruction qu’il programme. Morizot résume ce message par la notion « d’égard ». Faire preuve d’égard envers le monde et les vivants, c’est se soucier de l’interdépendance et ce souci donne un sens nouveau au souci de soi.

Cette conscience des liens entre le singulier et l’universel n’est-elle pas ce qui donne aussi à notre pratique martiale sa dimension spirituelle ? En recentrant, par la pratique, l’action sur le souffle, chacun perçoit en lui un principe qui est aussi universel que singulier, et ainsi, saisit-il ce qui le lie à l’ensemble des phénomènes dont lui-même fait parti. Ainsi la pratique touche à la philosophie du zen, décrite par Suzuki dansLes chemins du zen. L’analyse qu’il offre du Haikude Basho suffit à en résumer l’esprit.

Oh ! Ancienne mare !

Une grenouille saute,

Le son de l’eau !

Quand la grenouille saute dans l’eau, la vieille mare jusque-là immobile s’emplit de vitalité. Avant, la mare était la mare, Basho était Basho, la grenouille, une grenouille. En terme spinoziste, nous avions à faire à une connaissance du second genre, de type scientifique, usant de concepts pour dissocier les catégories. Le plongeon vient abolir les frontières. Le son qui dynamise l’eau éveille la conscience de l’un sous le multiple et voici Basho, la mare et la grenouille réunis par une seule et même vitalité. Cette connaissance du troisième genre dirait Spinoza, cette intuition de l’Un est ce qui fait grandir notre joie. « La vieille mare contient le cosmos tout entier et le cosmos tout entier demeure à l’abri dans la mare » souligne Suzuki (p. 144).

Observons, pour conclure, que ce passage par Spinoza a plusieurs enjeux.

Il donne à la pratique martiale qui est la nôtre une autre manière de formuler son objectif. Accroitre sa mobilité (autrement dit être sur la voie), c’est construire l’unité dynamique dont notre identité a besoin, sans laisser les stases ou les mémoires traumatiques la morceler. Or, en termes spinozistes, cette mobilité est une puissance d’agir qui ne peut mettre à l’écart la puissance de penser qui en fait parti.

Ainsi, plus que les mots, c’est la perspective non dualiste que Spinoza nous offre quand il intègre la pensée et l’action dans une même puissance qui augmente ou diminue. La pensée est donc pleinement intégrée au travail identitaire pour peu que l’on revienne sur le présupposé dualiste qui interdit de concevoir cette intégration.

Enfin, que l’on puisse passer ainsi par une philosophie pour éclairer le sens d’une pratique est aussi riche d’enseignement. La pratique ne cherche pas dans la philosophie un supplément d’âme, mais une pensée vivante qui donne au cheminement qu’elle cultive sa pleine mesure.

La parole qui vient du corps

26 septembre 2019

Si le lecteur s’en tient au titre, il s’attend à trouver dans le livre d’André Cognard une révélation. Comment parler d’un secret sans le dévoiler ? Ainsi, l’auteur parle-t-il de l’enseignement qu’il a reçu de Kobayashi Hirokazu : il met son héritage en lumière, pour dissiper l’obscurité que certains, impatients ou présomptueux, entretiennent. En évoquant à mots ouverts ses échanges avec son maître, il rend publique une relation confidentielle et explicite le savoir implicite qu’elle nourrit. Telle est en tous cas la croyance dans laquelle le titre de son ouvrage nous installe.

Pourtant, il suffit de lire les premières lignes pour s’apercevoir que le texte est et n’est pas ce qu’on attend de lui. D’un côté, il consent à traduire. Et l’auteur restaure constamment la mémoire authentique que son engagement a forgée pour corriger les malentendus et reconstruire les filiations. Mais, de l’autre, il refuse de trahir. Ainsi, prévient-il, le savoir qu’il transmet ne peut faire l’économie de la pratique dont il est issu sous peine de rester caché. Le secret ne sera qu’à demi dévoilé.

Le livre se défait aussi des étiquettes. S’agit-il d’une biographie ? Mais, comment un récit pourrait-il s’attacher à un maître qui se soustrait à toute attache? Comment saisir dans un portrait l’insaisissable ? Est-il l’éloge que s’autorise l’élève dont la voie est toute la vie ? Mais, par ce statut qu’il se donne, l’élève oublie le détachement qui fait de lui un élève. A chaque pas, le récit fait naître un paradoxe, et celui-ci n’est pas des moindres : décrire un enseignement qui se méfie des mots et n’accorde de valeur qu’aux actes. A chaque fois, le lecteur s’interroge sur ses attendus, dérangé dans ses habitudes de lecteur, délogé peu à peu de sa croyance première. Le livre qu’il a sous les yeux n’est pas simplement le bilan que dresse un élève devenu maître sur son parcours, c’est d’abord un cheminement qu’il propose à tous ceux pour qui la mobilité d’esprit a un sens. Pour le pratiquant d’arts martiaux, la lecture de ce livre n’est pas une parenthèse mais une manière d’être encore sur la voie martiale en réajustant constamment son point de vue. Le budoka de l’école Kobayashi a une éthique : ni domination, ni soumission, ni compromis. Le livre d’André Cognard semble en proposer une autre au lecteur qui pourrait lui faire écho : ni position, ni prévention, ni préjugé.

Au fil des pages, l’auteur nous rappelle le sens de l’enseignement qu’il a reçu et, qu’à son tour, il transmet. Le maître propose des épreuves sans rien imposer ni attendre. Il délie l’élève de toute dépendance personnelle en lui laissant la responsabilité de son engagement. Le maître enseigne, c’est-à-dire qu’il donne à l’élève les outils de la construction de soi. Enseigner n’est pas façonner l’autre à son image pour survivre en lui, mais, à l’inverse, apprendre à l’autre à ne pas se laisser façonner. Le maître est donc, à l’instar de Kobayashi sensei, invisible. Il efface ses traces pour ne servir que la voie. Ainsi, l’aikido kobayashi apparaît tel qu’en lui-même : non le dressage du corps par les techniques, mais une libération, par le corps, de l’individu.

Une fois encore, André Cognard s’adresse à son lecteur comme il s’adresse au budoka. Il n’énonce aucun dogme par lequel façonner sa pensée, mais un récit composé, dans sa première partie surtout, d’anecdotes. Les cas particuliers qu’elles relatent ont un double effet : elles détournent le lecteur de l’ego en l’invitant à prêter attention à un autre. Elles éveillent en même temps le sujet puisqu’en l’absence de lien explicite, elles lui laissent la liberté de construire ou pas des relations entre la situation décrite et sa propre pratique. C’est donc à lui qu’il revient de tirer du récit un enseignement. L’hommage qu’André Cognard rend à son maître ne réside pas seulement dans le contenu du livre, mais dans la relation au lecteur qui l’inspire.

En mettant ainsi la liberté au premier plan, il lui donne les moyens de comprendre, en partie, l’éthique par laquelle l’aikido kobayashi ne cesse d’être animé. L’éthique est la relation harmonieuse avec l’autre. Des discours la défendent, des lois l’édictent. Et partout s’élèvent des tyrannies qui en contredisent les principes. Ce climat de violence donne à l’art martial non violent son rôle et sa portée. Il donne à l’enseignement de l’aikido sa modernité et sa dimension politique. André Cognard l’a compris à partir de ce qu’il a entendu, vécu et pratiqué au contact de son maître, et il peut le formuler dans son livre. La paix est impossible, et les discours impuissants, tant que l’ennemi n’est pas vaincu. Mais, pour Kobayashi sensei, l’ennemi n’est pas celui que nous combattons, mais ce qui fait que nous combattons. Nous allons au combat parce que nous cherchons en l’autre le ciment qui nous manque pour consolider notre structure identitaire. Etre en opposition nous donne le sentiment d’être car nous n’avons pas les outils pour construire seuls notre identité. Restaurer l’identité, c’est donc instaurer la relation pacifique.

L’aikido peut être le « moyen de pacifier le monde » s’il met en œuvre, à cette fin, les outils nécessaires. Et André Cognard les expose avec précision. Mais ce faisant, il met encore son lecteur sur la voie. Il mobilise d’autant plus son esprit qu’il lui fait entrevoir sa limite, en laissant à la pratique et au travail sur le corps qu’elle engage le dernier mot. Au bout de la lecture, c’est au lecteur de décider s’il est prêt à faire, encore, un pas.

Sylvie Lopez-Jacob

Les images-phénomènes

12 juillet 2017

La revue Artpress2 sortira le 15 Août 2017, sous le titre « Des concepts proposés à l’art ». Ce numéro spécial est consacré au philosophe François Jullien. Sinologue, François Jullien présente ainsi la démarche qui inspire ses ouvrages, dans l’Avertissement du Traité de l’efficacité : « un décalage est à tenter. Décaler s’entendant aux deux sens du terme : opérer un certain déplacement par rapport à la normale (celle de nos habitudes de pensée) en passant d’un cadre à l’autre – d’Europe en Chine et réciproquement – qui fasse bouger nos représentations et remette en mouvement la pensée ; et aussi décaler au sens d’enlever la cale : pour commencer d’apercevoir ce contre quoi nous ne cessons de tenir calée la pensée mais que, par là même, nous ne pouvons pas penser.
Certes, pour opérer ce décalage, il faudrait refondre la langue et ses partis pris théoriques : chemin faisant, la faire dévier de ce qu’elle se trouve portée à dire, avant même qu’on ait commencé de parler – l’ouvrir à une autre intelligibilité possible, la tirer vers d’autres ressources1 ».
Ainsi, il s’agit de proposer de nouveaux concepts à l’art, pour faire bouger nos représentations. Le terme d’image-phénomène, que j’emprunte à François Jullien, me paraît être à même d’ouvrir le film d’Akira Kurosawa, Barberousse, à une autre intelligibilité.
En déplaçant notre vision du film, hors du cadre de l’image qui la conditionne, il rend intelligible la dimension nouvelle sur laquelle Kurosawa ouvre le cinéma.

Artpress

1 Jullien François, Traité de l’efficacité, Paris, Edit Grasset, 1996

Option cinéma 2013/2014

28 juin 2015

En 2014, c’est d’un texte que j’ai choisi de partir, extrait du Sabre de Vie de Yagyû Munenori. Episode adapté par Akira Kurosawa dans les Sept Samouraïs, il relate l’enlèvement d’un enfant par un fou et l’intervention, pour le délivrer, d’un samouraï qui se déguise en moine.
Ce thème a été le point de départ d’un travail sur le genre cinématographique, envisagé dans ses deux acceptions (la catégorie et ses stéréotypes, et le courant historique), avant d’interroger, à partir de l’hybridation des genres, la pertinence de la distinction. La question de l’adaptation a permis de saisir les codes du genre (ex : le passage du film de chambara au western. Des Septs Samourais aux Sept Mercenaires, ou de Yojimbo d’Akira Kurosawa au film de Sergio Leone, Pour une poignée de dollars). J’ai travaillé également sur la notion de personnage (le personnage du samouraï) et sur la question du point de vue.

La pratique martiale étant au centre du questionnement, une pratique a été proposée aux élèves afin de nourrir leur travail d’écriture. Ainsi, Patrick Matoian, sixième dan d’Aikido, a donné aux élèves deux cours centrés sur la concentration martiale.
Bernard Pico, dramaturge, leur a proposé un travail d’acteur sur la notion de concentration flottante inspirée de la pratique théâtrale (et martiale) de Yoshi Oïda.

Le texte de Yagyû Munenori et l’intrigue qu’il relate a donné aux trois films de l’année une trame commune dans laquelle introduire la variation, soit de genre, soit de point de vue.

Les trois films réalisés sont : « Follow my steps », « Cigarette » et « Uragiri » (trahison), avec l’aide de David Legrand pour le tournage et d’Isabelle Carlier pour le montage.

Ci dessous, quelques photos du tournage de «Uragiri»

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