Devant un hôtel de campagne, sur le pas de la porte, un enfant âgé de six ans est assis. Quand je l’interroge pour savoir ce qu’il fait, avec cette conviction naïve qu’un enfant fait toujours quelque chose, il me répond simplement. Je voulais m’assoir au bord de la nuit. Cet enfant est mon neveu mais je suis touchée comme une mère.
Longtemps après, sa parole vient me hanter et, avec elle, le souvenir douloureux d’avoir interrompu sa rêverie. Que voyait cet enfant ? Que sentait-il ? De quelle intuition son voyage immobile pouvait-il s’animer ? Cette fois, promis, j’irai m’assoir à ses côtés.
J’ai en poche un livre, La Terre et les rêveries du repos, et, en tête, la pensée de Bachelard, fulgurante. L’imaginaire n’est pas une vue de l’esprit mais ce qui naît de la rencontre entre un corps et une matière. Il faut un sol creusé pour que s’ouvre un abîme. Au promeneur qui n’a jamais trébuché, ni heurté de plein fouet un obstacle, la nuit n’est pas menaçante, pas plus que l’obscurité n’est profonde pour qui ne s’est jamais perdu.
Si la nuit stimule l’imagination, ce n’est pas en prenant la connaissance à défaut. C’est en offrant à la production d’images la matière dont elle a besoin. La nuit est de la nuit, une matière ténébreuse aussi dense qu’une fumée. Elle n’a ni la légèreté de l’air avec qui l’on s’élève, ni la fluidité de l’eau sur laquelle glisser. Par contre, elle a partie liée avec la terre, qui recouvre et prive de lumière le corps qu’elle ensevelit. La nuit est sous la surface, comme le sang noir coule, selon la légende, sous le plumage blanc du cygne. Elle est au dedans de la grotte ou du labyrinthe, demeurés hermétiques aux rayons du soleil… S’aventurer dans la nuit, c’est courir le risque de la disparition. La nuit avale comme un ventre et tous les chats, digérés par la nuit, sont gris.
Les chevaux ont bu la lune qu’on voyait sur l’eau, dit le poète russe Serge Essenine.
L’enfant qui reste assis, au bord d’une nuit tombante, est comme le héros des contes. Il sait que le loup est là, mais se tient hors d’atteinte. En même temps, il attend sa venue, fasciné par ce qui l’effraie. Il guette ce qu’il s’apprête à fuir, dans cette ambivalence qui est le propre de la relation pulsionnelle. En un sens, il en va de la nuit comme du vide. L’attraction-répulsion qu’elle exerce a besoin de proximité. En tombant de loin, derrière la vitre, la nuit ne suscite ni crainte ni désir, pas plus qu’un précipice ne suscite de vertige chez le promeneur qui prend soin de rester sur sa route. Il faut être tout au bord pour sentir le risque, non de la chute, mais du saut. Pour réaliser que la mort est dans la vie comme la possibilité qu’elle déjoue, il faut avoir senti, d’où l’on se place, qu’elle est la décision qu’on diffère. Seule l’attraction engendre la répulsion qui engendre le vide. Le vide ne donne pas le vertige, il naît de lui. Il naît de l’expérience étourdissante qu’un homme fait de sa liberté. À braver la nuit tombante, l’enfant assis, recueilli, en fait peut-être à cet instant, l’incroyable découverte.
L’on dit souvent de la vérité qu’elle sort de la bouche des enfants. Mais leurs mots témoignent d’une expérience qu’il n’est pas toujours simple de saisir mais à laquelle il faut toujours songer. Ici, l’enfant est seul, recroquevillé, au bord d’un chemin, et, tout près, tombe la nuit. Il la regarde depuis l’endroit qu’il prend pour une rive, comme un pécheur attend le poisson. Ses mots traduisent une immobilité attentive qui suffit à donner au moment sa gravité.
Sans doute est-il naïf quand il croit que la nuit tombe non pas sur lui, mais devant, comme s’il n’était pas lui-même affecté par le phénomène qu’il observe, comme s’il restait étranger à la rotation de la terre qui le porte. Il est naïf comme le penseur qui construit son idée du monde en faisant abstraction des attaches corporelles par qui un monde lui est donné. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’une idée, déconnectée du corps, mais d’une image, née de la position qu’il occupe. La marche sur laquelle se tient l’enfant permet l’accès à l’hôtel dont elle indique en même temps la limite. L’enfant a bien choisi son lieu, entre le hall où circulent les voyageurs et le parking où manoeuvrent les voitures des nouveaux arrivants. Lui est dans l’entre-deux, laissant devant lui le danger et, derrière, l’agitation. Assis au bord, au calme, il demeure sur la berge, échoué. Comme peut-il ne pas imaginer que la nuit est un fleuve ? Comment ne pas lui assigner un lit, comme à l’eau qui coule ?
En vivant l’expérience dont l’imaginaire se nourrit, l’enfant en a ravivé les images. Car, nous dit Bachelard, la nuit a non seulement ses lieux sous-terrains, et son bestiaire d’animaux qui hibernent ou ne sortent qu’à la fin du jour, mais elle a aussi un destin lié à l’eau. Elle va « ternir le lac dans ses profondeurs, elle va imprégner l’étang » (L’eau et les rêves). La nuit est d’encre, dit-on encore, pour signifier son épanchement. Elle se répand sur la terre comme les maux de l’apocalypse. Pour l’enfant qui attend sa venue, elle n’est plus enveloppante comme une brume, mais distante, comme un rideau de pluie.
Si les mots de l’enfant sont naïfs du point de vue des lois naturelles, ils sont vrais au regard des règles oniriques, car ils traduisent au plus près la manière dont se forment les rêves, et la matière dont ils sont faits.
Loin des villes, un lieu obscur n’est plus un lieu, avec ses lignes et ses limites. Il est une obscurité invasive. Si la nuit avale ceux qui s’aventurent en son sein, elle s’avale aussi. Elle rend floue la frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur. La nuit n’est peut-être nuit que pour nous, ce sont nos yeux qui sont obscurs, s’inquiète un personnage de Barjavel (Colomb de la lune). Dans la nuit noire, l’obscurité est-elle en nous ou hors de nous ? Nul ne saurait trancher, et l’angoisse de la cécité saisit celui ou celle qui écarquille les yeux sans trouver aucun point lumineux. La nuit s’avale. Et notre corps, devenu perméable, sans limite, nous ramène à l’expérience la plus ancienne. Avaler, rappelle Bachelard, est la manière particulière qu’a le nourrisson de s’alimenter. Il absorbe sans dévorer, prêt à régurgiter la nourriture dont il s’est rempli. Ainsi, en buvant le lait, « il boit le sein maternel », et assimile, dans une relation symbiotique, le corps de l’autre. Gargantua, l’Avale tout, est, en ce sens, la figure du fantasme de retour à la mère, lui qui « avale non pas sa médecine mais son médecin, non pas le lait mais la nourrice » (La terre et les rêveries du repos).
L’entrée dans la nuit tombée est donc aussi un retour au nid. La nuit est une matrice en même temps qu’un tombeau. Elle n’est pas l’une ou l’autre. L’image ne connaît pas l’alternative. Pour un penseur comme Sartre, la racine de marronnier peut sembler être « serpent ou griffe, ou racine ou serre de vautour » (La Nausée) mais pas pour le lecteur qui rêve le texte car « la conjonction ou déroge aux lois fondamentales de l’onirisme » (Bachelard, La terre et les rêveries du repos). L’image ne distingue pas, comme le fait le concept, elle tire sa profondeur de l’ambivalence qu’elle cultive, et l’ambivalence la plus foncière est celle de la vie et de la mort. Ainsi, Bachelard se met à rêver au sort de Jonas. Sortir du ventre, c’est naître et Jonas, resté trois jours dans le ventre de la baleine, comme le Christ au tombeau, devient la figure de la résurrection. En disparaissant dans la nuit, le jour prépare son renouveau.
Pour l’enfant resté au bord, le piège ne se referme pas. Il se tient, dans la solitude de sa jeune existence, sans esquisser le moindre geste ni pour s’aventurer plus avant, au risque de se perdre, ni pour rentrer. Sans doute, ne faut-il pas trop exagérer son audace. En restant au bord de la nuit, c’est aussi aux abords de l’hôtel qu’il demeure, et, pour un enfant qui se trouve loin de chez soi, l’hôtel a la réalité onirique du gite, et en assure la fonction protectrice. Cette maison, éclairée au fond de la campagne, est pour lui une rassurante étoile. Mais, il a fallu, quand même, pour se retrouver là, échapper à la surveillance familiale et s’émanciper du giron. L’enfant reste sur la marche, comme le marin sur le pont, en négligeant la chaleur de la cale.
L’enfant est le héros d’un conte quand il brave la nuit, comme le loup. Mais le conte devient philosophique quand l’expérience de la bravoure passe avant celle du danger, ramenant ainsi à l’expérience de soi. Peut-on les dissocier ? Sans doute, si l’on considère la bravoure comme la manière non pas de vaincre, mais de faire face. Faire face se dit d’un homme qui, alors qu’il est poursuivi par des assaillants, se retourne. Ce retournement, qui donne aussi son sens à la réflexion, est le coup d’arrêt porté au processus qui s’engage: une poursuite a lieu qui pourrait se poursuivre, jusqu’à l’épuisement ou la mort, mais, d’un seul coup, elle s’interrompt. Son issue n’est pas nécessairement transformée, car le volte face peut être aussi fatal, mais sa façon d’advenir est autre : elle a perdu son caractère prévisible. Le retournement du corps est un revirement de situation, une rupture dans la continuité du cours des choses et l’action est re-dynamisée. La bravoure est donc un acte libre, non par les motifs qu’elle révèle (on ne sait pas pour quelles raisons le volte face a lieu) mais par les effets qu’elle produit : rompre la continuité du temps pour faire surgir l’instant créateur dont la liberté a besoin.
Cette faille qui brise la logique du processus, cette marge qui permet la manœuvre, le héros du roman de Céline est incapable de les produire, et son voyage au bout de la nuit figure cet embarquement tragique. Il raconte une traversée chaotique dont la destination est inconnue, un road movie raté qui n’offre ni rencontres ni découverte de soi. Deux histoires se combinent, celle d’une désolation et d’un aveuglement. Des misères qu’il côtoie le héros n’apprend rien. La thèse de ce roman philosophique pourrait être : quiconque est né est assez vieux pour subir, et se laisser entrainer par le procès que la naissance a amorcé. Bardamu est cet homme, poursuivi par les vicissitudes du monde et qui court, sans s’arrêter en chemin, vers une destruction prévisible.
Tels sont les hommes quand ils courent, poursuivis par un climat qui se dérègle, des ondes qui s’étendent en sourdine ou des virus propagés. Les hommes deviennent les poursuivants-poursuivis des processus qu’ils ont eux-même amorcés. Rien ne peut briser le cours des choses dès lors que leur façon d’agir est unique, traçant la trajectoire invariable dans laquelle elle s’enferme et sur laquelle se referme l’espace. Dans ce goulot, étranglée, leur action a une allure de course folle. N’est-ce pas à ce voyage que notre temps nous condamne, un temps d’épidémie dont on cherche à définir la logique pour mieux calquer sur elle celle de l’action ? Pourtant, la stratégie meurt d’être unique. L’action s’aliène quand elle se prive de sa complexité. D’ailleurs, il n’est même plus question d’action mais de geste (lapromotion que nous faisons des gestes-barrières marquera la postérité), signifiant que l’effet à court terme a pris le pas sur la transformation profonde et durable qu’on est en droit d’attendre d’une action. Celle-ci a perdu en liberté, c’est-à-dire en variabilité, en mobilité, sans gagner en efficacité. La preuve en est que tout le terrain gagné par l’application des mesures est perdu dés qu’elle cesse. Qui ne serait pas envahi par la nuit quand il voyage ainsi, refaisant sans cesse le premier pas ?
S’assoir au bord, c’est opérer le volte face qui permet de prendre pieds. À une heure tardive qui intime aux enfants l’ordre de rentrer, celui qui reste assis est brave, car il ne se laisse emporter ni par la convention sociale, ni par l’injonction familiale, ni par la peur que l’une et l’autre cultivent pour s’imposer.
Depuis le début de son histoire, la philosophie trouve dans l’enfance sa source d’inspiration. Elle admire son étonnement.
Elle pourrait aussi louer sa bravoure. Ne pas se laisser avaler par une situation réduite à une seule logique, ne pas non plus avaler une version des faits, par laquelle triomphe en soi le point de vue d’un autre, dans un rapport redevenu symbiotique, telle est l’attitude de celui qui s’installe à la marge, en bordure. S’assoir avec l’enfant, à ses côtés, ce n’est donc pas renoncer à l’action, mais en re–saisir le principe : l’action doit changer de formes si elle veut changer l’espace et le temps dans lesquels elle a lieu. S’assoir ainsi, c’est oser faire volte face, non pas pour rendre les armes, ni pour baisser les bras (les expressions ne manquent pas pour suggérer que l’interruption d’un mouvement est forcément son abandon), mais pour mettre d’autres modes d’action en route. Le volte face n’est pas un retour en arrière, pas plus que la critique du progrès n’est un éloge de la régression. Bruno Latour le rappelle : aucune évolution, que ce soit celle de l’homme ou des techniques, n’est unidirectionnelle. Imposer une seule ligne au progrès, c’est à la fois en ignorer l’histoire et trouver un argument commode pour désamorcer la critique : si la destination déplait, il n’y a plus qu’à rentrer chez soi. Les détracteurs du progrès sont ignorants ou casaniers. Or, ils ont peut-être en tête d’autres pistes, ou des itinéraires différents. En faisant volte face, ils changent de position, découvrant de nouvelles trajectoires, au lieu de suivre, jusqu’à épuisement, une même route. Ouvrir ainsi l’espace, c’est redonner du temps à l’action, et de la créativité à la manière de faire face. Un problème ne peut avoir une solution, ni l’avancée une direction. Quelque soit sa logique, un processus s’opère dans un contexte multifactorielle dont ses effets dépendent aussi.
Regarder la nuit tomber n’est pas une vue de l’esprit. Ce moment, au contraire, met tous les sens en alerte. La campagne où l’hôtel est implanté a perdu son caractère anecdotique d’environnement pour devenir une présence silencieuse et odorifère. Avec la nuit, tombe la fraicheur à laquelle goûte l’enfant. Pour une fois, il a un peu froid, et cette sensation nouvelle l’ouvre à l’expérience de soi, lui qu’habituellement, l’on couvre.
Mais c’est une sensation légère qui n’empêche pas la relation avec l’extérieur. Avoir trop froid, ce serait ne plus sentir que soi, dans un repli qui rend indisponible au monde. L’excès, comme la douleur, rompt le lien et isole la partie du tout. L’individu s’isole du reste du monde, focalisé sur sa sensation, comme s’isole du reste du corps la partie douloureuse qui accapare son attention. Le déplaisir vient du déséquilibre qui entrave les échanges. Il n’est plus mesuré de manière quantitative, sur une échelle d’intensité qui peut faire basculer une sensation agréable dans le désagrément dès qu’elle devient trop forte ou trop durable, mais il définit la qualité de notre rapport au monde.
Assis sur la marche de l’hôtel, l’enfant est en équilibre, entre deux espaces et entre deux états, ni trop couvert, ni trop exposé. Il vit à cet instant la sagesse de celui qui sait d’où il vient et n’oublie pas où il réside. S’il éprouve du plaisir à demeurer ainsi (sinon, pourquoi s’attarderait-il ?), c’est qu’il fait à la fois l’expérience de soi et du monde. Il s’éprouve dans sa relation au monde, sans repli et sans confusion. Il éprouve le plaisir d’être né, tandis que la nuit tombe. Il regarde l’horizon, et sait, par intuition, que personne ne peut retrancher la partie d’un tout sans les altérer l’une et l’autre.
Je me souviens de lui, ramassé dans sa résolution, étonné lui-même devant son audace, et pourtant immobile. L’image qu’il me renvoie aujourd’hui est celle d’un vieux sage à l’écoute, qu’aucune agitation ne distrait, qu’aucun renoncement ne tente, seulement tourné vers la marche du monde à laquelle personne d’autre ce soir là n’est capable de prêter attention. La nuit tombante est proche sans lui être pour autant familière. Il s’applique à garder les yeux grands-ouverts.