Un travail philosophique sur le thème de l’altérité a été organisé en novembre et décembre derniers à la Maison d’arrêt de Bourges.
Avertie du projet avant l’été, j’ai envisagé plusieurs pistes de réflexion sur le sujet : la question de l’alter ego, de l’altération, de l’aliénation. J’ai effectué un choix de textes, mais aussi de courts-métrages susceptibles d’amorcer l’échange et le travail d’écriture, puisque le projet de publication d’un livre était en jeu.
La difficulté principale était de ne pas savoir à quel public j’allais devoir m’adresser. Je ne pouvais anticiper ni le nombre des participants, ni leur niveau d’étude, ni leur maitrise de la langue.
La première séance m’a permis très rapidement d’écarter la vision préconçue qui nourrissait, à mon insu, mon approche du travail. Les six détenus présents pour l’exercice ne manquaient pas de mots pour décrire leur vécu. Ils se sont au contraire montrés très prolixes. L’objectif a donc été non pas d’encourager leur prise de parole, mais d’en élargir l’horizon. L’expérience de la prison devait être un ancrage pour la réflexion, et non le cadre qui lui conférait ses limites. Un autre enjeu a été de canaliser une parole abondante et peu structurée, qui rendait difficile l’élaboration d’une pensée. Le passage par l’écriture a été le moyen d’offrir à chacun l’espace et le temps nécessaires à cet exercice.
La seconde séance a donc été axée sur certaines phrases entendues lors de la première séance et qui, à mon sens, méritaient développement. « Ici, on devient étranger », « En prison on apprend l’impatience », « l’enfer c’est les autres » (réminiscence sartrienne de l’un des participants) ont été les premiers outils pour stimuler le passage à l’écrit. J’ai découvert que la plupart des textes produits étaient certes courts, mais ne manquaient ni de profondeur ni de poésie, ce qui était prometteur pour la suite.
La troisième séance a donc encouragé la poursuite de l’exercice en proposant plusieurs pistes. Faire son autoportrait, faire le portrait d’un autre en choisissant 9 points de vue, s’aventurer sur les traces de Perec par l’incitation « je me souviens » … Tout cela a donné lieu à d’autres textes tout aussi étonnants qui ont inspiré la réflexion philosophique sur le rapport à l’autre et le rapport à soi par le biais de la mémoire et de ses limites.
Lors de la dernière séance, les conditions matérielles rendant impossible la projection des courts-métrages que j’avais d’abord envisagée, ce sont des images d’œuvres d’art qui ont soutenu et conduit l’analyse du visage par lequel l’autre nous apparait. Michel Ange, Friedrich, Otto Dix, Velasquez ont, pour ne citer qu’eux, inspiré des analyses souvent sensibles. Un texte de Levinas sur le visage et le sens qu’il donne à la relation éthique a conclu notre réflexion commune.
De cette expérience, je garde, non sans émotion, le souvenir de personnes qui ont su montrer leur humanité, en dépit du contexte et du passé lourd dont il témoigne.
Je regrette néanmoins l’absence d’échanges et de concertation avec les autres ateliers abordant le même thème, à travers la pratique théâtrale et la création plastique. La réflexion aurait pu sans doute trouver dans les témoignages recueillis à l’occasion de ces pratiques et dans les productions récoltées de quoi nourrir son approche.