Prise de vues
Clermont Ferrand 2018
Un diner a ses codes comme toute célébration : du salut aux présentations, du toast aux conversations dont la rumeur gonfle et décroit, de la danse aux disputes qui s’amorcent et avortent, pour un départ en règle.
Du point de vue d’une enfant, ce sont des rituels, des gestuelles sans rime ni raison. Le film de Jerry Carlsson les met en scène, en remplaçant par d’autres nos conventions pour en manifester le caractère insolite. Une caresse sur le bras remplace notre accolade, les verres s’échangent, sans choc, mais suivant un tracé ordonné et complexe, et le martèlement des talons sur le sol tient lieu de mots. Quant à la danse, c’est un ballet mécanique dans lequel des corps serrés glissent à petits pas, des têtes pivotent par petits coups comme font les volatiles, et des bras, enlacés, ondoient.
Dans la maison, l’ombre qui suit l’enfant est plus vivante que les gens qui l’habitent. Son salut est plus expressif, sa présence plus animée. Lors de la soirée, un coup de feu retentit qui la touche, et laisse au sol une trainée de sang. Mystérieuse violence ordinaire dont on éloigne l’enfant.
A son départ, une jeune femme lui fait signe, et ce geste, qu’elle emprunte à l’ombre, la place, en marge de l’assemblée, comme un personnage incarné que l’enfant ne quitte pas des yeux. (Jerry Carlsson, Skuggdjur, (les ombres), Suède, 2017, fiction ).
Quand la parole diffère l’action, elle attise la curiosité. Quand elle la diffère trop longtemps, elle suscite l’impatience. Quand elle s’acharne à la rendre impossible, elle provoque l’amusement. C’est cet effet que produit le documentaire de Hannes Vartiainen et Pekka Veikkolainen (Puheenvuoro, (prise de parole), Finlande, 2017). Dans le huis-clos d’un conseil municipal, une caméra saisit en plan large la présidente qui tente d’ordonner les débats. Elle filme en contre champ chaque orateur, lors de sa prise ou reprise de parole. Le montage ajoute les discours aux discours et construit l’inventaire des objections que soulève le projet de construction d’un tram. L’entreprise qui semblait anodine devient, ainsi contrée, vision d’apocalypse. Du comique de répétition à l’hyperbole, la situation touche au burlesque quand les mots prennent, comme des choses, le dessus sur les hommes.
Sur un chantier germinent des personnages faits de briques et de broc. L’un d’eux, un chat borgne, mi centaure, mi cyclope, sert de guide. Avec lui, on parcourt un décors, en papiers découpés ou cristaux, qui s’effondre et s’édifie, urbain ou végétal. Sur le chat et sur cet univers veille en totem un chef indien, central et anecdotique, témoin oublié d’une métamorphose qui emporte l’arche et sa faune. (Ugly de Nikita Diakur, Allemagne, 2017, animation expérimentale).
Face à la caméra par laquelle il se filme, un jeune homme invente sa vie. Il met en scène un amant imaginaire, avec lequel il parle, dort, se réconcilie. Le sida n’est pas mentionné. Seule l’annonce à mots couverts de la maladie transforme la fin de son film : l’avenir devient passé, le projet, projection, et la vie, rêvée, n’est plus qu’un faux souvenir. ( Dedans, de Marion Vernoux, France, 1996, Fiction).
Dans le film de Toby Feli-Holden, une jeune fille immigrée victime d’agression est convoquée par l’administration de son école. Elle avoue à sa nouvelle amie avoir dit ce qu’on attendait d’elle. Dès les premiers plans, le ton est donné, et le film adopte jusqu’au bout le point de vue externe qui laisse à l’étrangère son statut. Pour cela, il épouse le point de vue d’une adolescente, restée loin de celle dont elle croit s’approcher. Sur ses silences, elle échafaude un récit qui lui prête une histoire, et le scénario vient remplir le vide qu’il a lui-même ménagé. De l’étrangère on ne sait rien, et ce que l’on voit d’elle passe par le filtre du regard de l’adolescente. La caméra adopte son angle de vue quand elle se renverse pour filmer en donjon l’immeuble qu’habite la jeune fille. Elle l’écoute en voix off commenter sa beauté. Elle adopte ses déplacements quand elle s’élance pour contrer les attaques dont l’étrangère est victime. Elle est à ses côtés, encore, quand elle maquille sa jeune amie et lui ôte son voile. La photo d’identité réclamée par l’école est prise. Mais de quelle identité s’agit-il ? Transformée par le rouge à lèvres et la chevelure dénouée, la jeune fille ne devient séduisante que parce qu’elle rend visible la séduction qu’elle exerce. A cet instant du film, le point de vue interne narratif s’ajoute au point de vue visuel (ou la focalisation à l’ocularisation pour parler comme François Jost). Pour saisir ce que l’adolescente perçoit, l’on n’a plus besoin de voir par ses yeux. Son visage excédé suffit à montrer qu’elle ne tolère aucune résistance du réel, aucun retard. Repoussée dans ses avances, elle poussera la jeune fille du balcon. Plus encore, les fantasmes qu’elle nourrit deviennent visibles, et le spectateur le comprend après coup, quand il découvre la photographie que le père vient de déchirer, épinglée, intacte, sur le mur. Celle-ci figure, parmi d’autres, et dévoile, à la fin, un bonheur intime dont nul n’a eu idée. Il faut la mort accidentelle de la jeune fille pour que sa vie paraisse, par fragments. Mais de cet étonnement, nul ne saura rien, surtout pas les forces de l’ordre. Sans faire d’aveu, l’adolescente, coupable, assiste à l’arrestation du père. Elle a rejoint la foule qu’elle n’a jamais quittée, et regarde, avec eux, ce que chacun s’attend à voir. (Balcony (Balcon) de Toby Feli-Holden, Royaume-Uni, 2015, Fiction).
Quand ils sont arrêtés par la police pour un contrôle d’identité, les deux jeunes arabes n’interrompent pas leur discussion. Quand ils sont embarqués, non plus. Au moment de la fouille au corps, pas davantage. Ni quand les policiers les passent à tabac en prenant des gants, de boxe. L’essentiel pour eux est ailleurs : le copain a-t-il conclu avec la fille ? Qu’il ait pas-niqué met fin au suspens, et c’est là la seule déception. Codifiée, chorégraphiée, l’arrestation fait parti du décors, c’est un cadre, comme un autre, pour la conversation et notre rire produit soudain un drôle de son. (Sébastien Petretti, Etat d’alerte sa mère, Belgique, 2017, Fiction).
Les ondes rendent certains hommes malades et des voix off relatent leurs maux et leurs remèdes. Mais le son seul se charge du récit. L’image, elle, décline, par toutes ses lignes et de toutes les matières, ce dont il est question. Les ondes prennent forme dans le maillage des clôtures, dans le réseau des rails, dans les rhizomes des plantes aquatiques, dans les champs de troncs coupés, en vrac le long des berges. Elles donnent à l’air une densité inédite, et le brouillard se fait menaçant. Par elles, l’écran s’épaissit et devient une toile qui craquèle, se pixelise, ou s’anime en vagues colorées, diluées, palpitantes. Les ondes transforment l’espace en surface, encombré et inhabitable. (Ismaël Joffroy Chandoutis, Ondes noires, France, 2017, documentaire expérimental).
Dans certains films, les sons se chargent des émotions, et les images prennent sur elle le sens et sa clarté. Aux premiers revient l’inconscient, et aux secondes la conscience. Mais il est certains lieux où ce principe s’inverse. Sur les toits de Beyrouth, d’abord, la vie suit son cours, sans qu’on y pense. Les enfants jouent, les couples s’enlacent, les femmes étendent leurs lessives au vent. Un chat hirsute et des pigeons donnent à l’horizon sa crête, au milieu des antennes de télévision. La coupe du monde est retransmise à grands cris. Du son viennent les annonces qui concentrent l’attention. Par lui éclate aussi le bruit des bombes. La guerre est invisible mais son fracas qui vide les lieux nous saisit, comme un souvenir. (Tshweesh, (Interférences), de Feyrouz Serhal, Allemagne, Espagne, Liban, 2017, Fiction).