Quand une exposition s’affiche dans un lieu qui lui est consacré, elle attire des visiteurs dont les motifs sont, a priori, similaires. Tous viennent voir l’oeuvre, quelque soit leur degré de concentration. Certes, les intentions parfois divergent (on est là par amour de l’art, habitude ou désœuvrement), mais les regards convergent, vers les tableaux, ou vers le film qu’on projette à cette fin.
Par contre, quand une exposition s’exporte dans un espace public, qui plus est dans un lieu patrimonial comme le palais Jacques Coeur de Bourges, elle va à la rencontre de gens qui ne sont pas là pour elle. Elle leur fait des avances et essuie des refus. Le spectateur de l’exposition et le visiteur du palais se côtoient, dans la pièce qui les accueille ensemble, mais, le plus souvent, ils n’ont en commun ni les trajectoires, ni les temporalités. Les uns passent, les autres stationnent, le temps de la projection. Des regards papillonnent, ou se fixent. Parfois, la co-habitation tourne mal lorsque certains se postent devant l’écran et s’interposent, sans paraître le remarquer. S’ils lui jettent un coup d’oeil, il est furtif. Qu’il s’agisse d’une absence de mobilité qui plie l’esprit au seul programme qu’il s’est fixé, ou d’une désapprobation manifeste, il y a dans ces regards détournés, écourtés, la volonté de ne pas s’en laisser conter. Le visiteur du palais se détourne de ce qui le détourne de son objectif et il s’en tient à son projet. Il arrive même, fréquemment, m’explique-t-on, que certains éteignent, c’est plus sûr, les appareils de projection, ou coupent le son.
Une installation met le spectateur à l’épreuve de cette concurrence des regards, quand une exposition compte sur leur convergence.
Mais ce contexte particulier de la visite en est aussi la condition. Il mine de l’intérieur la réception de l’œuvre et la transforme. D’abord, le spectateur trouve dans les personnages le visiteur qu’il a cessé d’être. Il leur a délégué la déambulation qu’il a lui-même interrompue, et l’exploration visuelle de l’espace à laquelle il a renoncé. Il regarde des têtes qui pivotent, et tracent un champ perceptif élargi. Pourtant, il ne voit rien de ce qu’elles voient. Il s’est absenté d’un lieu réel, pour un lieu fictif qui lui reste interdit. Parfois, les lieux fictifs sont visibles, mais demeurent indifférenciés. C’est un parc ou une plage, qui borde une étendue d’eau sans vague. Ou c’est une rue aux maisons analogues, devant lesquelles des jardins semblables se succèdent. Ou des arbres que l’on contourne ou qu’on enlace. C’est encore des dédales de couloirs identiques dont les parois sont d’une blancheur uniforme. L’indétermination des lieux fictifs porte en creux les déterminations du palais si richement décoré, et c’est encore l’image inversée du réel qu’ils renvoient, dans un jeu de miroir.
De là, se déclinent leurs interférences. Ainsi, le spectateur n’abandonne pas un lieu pour un autre, mais il opère entre les deux d’incessantes allées venues.
D’abord, le support de la projection s’intègre à la surface. Alors que l’espace blanc du musée, comme celui autrefois de la toile, ou l’espace obscurci de la salle de cinéma s’effacent devant l’espace pictural ou filmique, le relief des murs du palais donne à la projection son relief, il le redouble.Le mur réel est visible, derrière les personnages et sur eux, ou il se fait tangible, devenu palpable par le palpé d’une main qui s’égare sur la surface du mur filmé. Le pan demur redouble le plan du film. Il le remplace, lorsque la masse sombre d’une silhouette ou d’un bâtiment ampute le bord inférieur ou latéral de l’image pour en redessiner les contours. Parfois, l’interférence est dissonante et le lieu projeté vient contrarier l’ambiance du lieu de la projection. Une forêt introduit sa verdeur dans l’austérité minérale de la pièce, une éclaircie dans son obscurité. Ou bien, dans un autre jeu de miroir, le film se joue de la configuration de l’endroit. La projection d’une fenêtre dédouble la fenêtre existante, et elle ouvre un carré de lumière dans un coin assombri, une trouée dans laquelle s’immiscent deux personnages. Ailleurs, sur la panse d’une cheminée, est projetée l’image d’un sous sol caverneux. La concavité de l’espace filmique achève le volume amorcé par la convexité du relief et le réel trouve ainsi sa complétude dans l’image. Sous les combles, une vidéo ajoute une profondeur à la profondeur de la pièce. Au fond, à l’arrière plan, une porte est ouverte sur un espace plus lointain, sur une salle dans laquelle, à l’écran, un homme nu s’évertue à bondir, et s’efforce à l’envol. Son mouvement répété attire l’oeil, force sa traversée, et le retient à l’horizon.
Quand une exposition s’installe dans un lieu monumental, elle impose aussi un certain parcours. D’une pièce à l’autre, le spectateur doit emprunter un escalier ou un passage en suivant le panneau qui indique le sens de la visite. Dans le couloir vide d’un musée, laissé à son indétermination pour ne pas troubler l’attention, la visite est interrompue, et l’on attend de voir la suite. En général, l’interruption offre un répit, dont le regard profite pour tenter une échappée belle, par une fenêtre qui s’ouvre sur les toits de la ville. Dans le palais, l’intermittence prend un autre statut. Dans certaines pièces, inoccupées (inhabitées) par les images, le spectateur s’étonne, et se retrouve pris à défaut. L’interférence qui a lié les films aux lieux donne à l’absence de projection valeur d’absence. Pour autant, il n’y a pas, dans ces pièces, plus rien à voir, mais un lieu rendu à lui-même que d’autres sont là pour regarder. Alternent alors non plus le « voir ou ne pas voir », mais le « voir un lieu ou un autre ». La visite se prolonge mais elle change d’objet. Ce n’est pas un répit que l’absence de projection offre à l’exercice du regard, mais l’occasion de tester son aptitude au renouvellement. C’est la disponibilité du spectateur que l’intermittence de l’installation met ainsi à l’épreuve.
C’est, en même temps, l’intentionnalité de sa conduite qu’elle interroge. Pour le spectateur de l’exposition, le trajet n’est pas manifestement, ostensiblement, finalisé par la visite du lieu réel, mais il est chaotique, fragmenté, arythmique. Offert à des sollicitations multiples, ouvert aux interférences visuelles et sonores, il accepte la diversion comme partie intégrante de son expérience.
La diversion du spectateur trouve dans la distraction des personnages son écho, mais, dans cette image encore inversée, ce n’est plus la prolifération des motifs qui désorganise la conduite, mais leur absence. Les corps filmés sont mis en scène sans action. Un phrasé s’énonce, sans dire. Les mots se répètent, en boucle, sans produire aucun effet, aucun affect sur les visages ni changements dans les trajectoires. Les mouvements des corps sont invariables, comme les pas de la marche, ou convulsifs. Dans les soubassements d’un endroit, une chorégraphie a lieu qui détourne les objets ou retourne par eux les corps. Le bâton d’un aveugle devient, le temps d’une comédie, un parapluie autour duquel danser. Une épée manipule le corps du fantassin et l’entraîne dans des circonvolutions douloureuses. Un corps bondit dans un effort d’élévation et retombe. Il échoue, et s’écroule, et son action recommencée n’est plus qu’une gesticulation sans fin. Un corps, enduit de peinture rouge, glisse et se redresse, comme un animal, à peine né, dérape, avant de rétablir à grand peine un semblant d’équilibre. Les corps rampent, et ils plient sous le poids des objets ou bien cèdent à leur ronde. La peau est une surface sur laquelle des insectes viennent ramper. Le lieu, habituellement structuré en espace sensori-moteur par le projet qui finalise la conduite, est ici déstructuré par des corps révulsés, ramassés, ou agités de désirs impossibles. Dans ces corps, ce sont surtout les corps féminins qui se prennent dans des courses perdues, ou des explorations impossibles. L’espace pour elles est toujours trop grand, comme la plage, ou trop petit, comme ces couloirs qui contiennent l’une d’elle et retiennent ses mouvements. Sur leurs parois elle rebondit. Les lieux, pour les femmes, sont inhabitables.
Pour le corps démotivé, le lieu est sans structure. Dans la « grande forme de l’image-action » décrite par Deleuze, c’est le corps polarisé qui polarise l’environnement. Il l’organise relativement à son action. L’espace filmique n’est plus seulement mathématique, homogène et quantifiable, il est hodologique, c’est-à-dire un espace qualifié relativement à un personnage, selon les moyens et les obstacles qu’il tend à ses projets. L’espace extensif que mesure l’échelle de plan est devenu un espace intensif. Mais, parce que cet espace naît de la visée intentionnelle, il disparaît avec elle. La situation sensori-motrice, que le cinéma classique met en scène, s’efface, et demeure l’espace, optique et sonore, qui donne au cinéma sa modernité. C’est au cinéma moderne et à ses espaces que le cinéma de Pierre Coulibeuf nous fait alors songer. Ce n’est plus un contexte qu’il donne à l’action des personnages, mais un cadre qu’il pose à leur errance. Parfois, la logique rationnelle est remplacée par une logique vitale selon laquelle des gestes s’enchaînent mécaniquement, sans finalité. Ce cinéma du gestus est mis en œuvre ici, dans cette chorégraphie qui entraîne le corps des femmes dans un déchaînement qui les brise, dans une convulsion qui jamais ne les laisse au repos, même dans la contemplation d’une toile, au musée. La nudité n’épargne pas non plus le corps. Elle l’expose, sans artifice, dans sa déréliction. Le corps nu se laisse voir bien plus qu’il n’aspire à être regardé. Il se met en danger. C’est Thanatos sans Eros. La nudité rend visible son possible démembrement, dans des positions outrancières qui le malmènent, laissant saillir les côtes, ou affleurer les os ou encore se creuser le ventre ou la poitrine. Elle efface les rondeurs et donne au corps l’allure de l’écorché. Ou bien c’est un corps générique, interchangeable qu’elle met en scène, à travers les trois femmes qui composent un triptyque vivant. Leurs courbes, leurs mouvements s’agencent et se remplacent mutuellement, ôtant à chacune sa singularité pour rendre seulement l’idée de corps visible.
Sans les corps intentionnels, le temps perd aussi toute mesure et devient circulaire. Il s’énonce dans les mouvements désordonnés ou récurrents des personnages, mais aussi dans l’organisation de la visite, qui se termine non pas là où elle a commencé, mais par où elle a commencé. La première image qu’il nous a été donné de voir est aussi la dernière. Le cadre est une fenêtre, fermée sur le monde, qu’une femme, encore, martèle à grands cris.
Quand une exposition donne à voir de tels corps, elle ne peut faire l’économie d’un autre aspect du lieu public, qui n’est plus son relief ni sa configuration, mais sa renommée. Un lieu public a son public, et quand il appartient à un patrimoine, il est un bien public dont chacun se perçoit l’héritier. Le lieu est public et privé à la fois. Il se visite comme un ancêtre à qui l’on doit (un « merci Jacques ! » est consigné dans le livre d’or). Chacun, chez soi, s’érige en juge et s’indigne devant des images qu’il estime déplacées. A ses yeux, l’installation est un squat. Certains écrivent au directeur, au maire, au maître (ce pauvre Jacques qui sans doute, précise-t-on, doit se retourner dans sa tombe) pour exiger son expulsion sur le champ. Dans ce lieu édifiant, qui se visite en famille, l’ordre moral est implicite sous les condamnations explicites qui dénoncent des images choquantes et scandaleuses. Certains, se faisant justice, coupent le son et l’image. D’autres font pression en laissant des commentaires féroces et indignés. Et ils obtiennent la censure qu’ils réclament. Lors des journées du patrimoine, ma seconde visite le découvre, alors que le public est venu nombreux. Dans la salle d’apparat, une tapisserie et un gisant, la réplique d’une relique, se tiennent en vis-à-vis. L’escalier mène toujours aux combles. Mais, cette fois, la porte du fond est fermée, et un sens interdit en barre l’accès. L’homme nu, en ce jour, est interdit de cité et ses efforts d’envol sont hors-propos. Mais sans cette ouverture et l’horizon qu’elle dégage, la pièce paraît étroite, et raccourcie. A cet instant, un homme âgé s’approche et demande si la charpente est d’origine. Il poursuit son monologue en s‘éloignant. Quel travail magnifique entend-on. Il trace en gestes larges ce qu’il présume être le plan d’ouvrage. Il est devenu un personnage pris dans l’histoire, et le récit d’une histoire. Il gesticule, mais n’est pas nu. La pièce n’a plus besoin de la projection pour s’animer par des récits que chaque nouveau venu renouvelle.
Je réalise que, dans ce lieu historique, les histoires vont bon train. Car les films ne construisent du récit que l’amorce. Dans la salle des festins, un film montre un « rébus obscur qui tend vers sa solution ». Dans l’entre-sol, il s’agit des fragments d’une rencontre qui prépare une séparation. Chaque fois, il est question d’un début qui attend d’être poursuivi, et c’est dans la pièce qu’il faut chercher la suite. Faites en sorte que je puisse vous parler dit un personnage. La cheminée est sobre dit une voix dans la salle. Nous ne sommes pas seuls ici reprend le personnage. Dialogues filmés et commentaires se croisent et créent un nouveau genre de cadavre exquis. Ailleurs, une femme circule entre le projecteur et l’écran et son ombre s’inscrit sur un couple, et passe d’un personnage à l’autre, comme un fantôme. La rupture réécrit son récit quand elle intègre à sa trame cette circonstance fortuite. Ailleurs, sur la bande son du film, la voix grésillante de l’audio-guide est relayée en russe à haute voix par un groupe de trois visiteurs. Une voix dans le film reprend : « Il ne doit pas rester grand-chose de l’histoire à présent ». On ne sait, un instant, de quelle histoire il s’agit. Chaque nouvelle entrée est promesse d’un nouveau récit et elle fait qu’on s’attarde. Quelle sera la prochaine trajectoire ? Quel sera son écho ? Deux jeunes femmes s’assoient sur un banc, juste en face. Des jumelles.
Chaque visite est unique car, si l’oeuvre reste inchangée, les conditions de sa réception sont variables. A chaque fois une fiction s’invente, née de l’interaction entre un lieu, un public, et l’instant donné de leur rencontre. Les histoires surgissent de cette combinaison éphémère qui les emporte dans sa disparition.
Mais les histoires ne dénaturent pas l’histoire du lieu. Au contraire, elles en restaurent la puissance fictionnelle. Dans chaque pièce aujourd’hui détournée de sa destination, devant chaque statue assez expressive pour contenir hors champ tout un monde, comme le font les visages filmés en gros plan, il faut que l’imagination anime et réinvente.
L’histoire et les histoires s’abreuvent alors à la même source, quand des vues du palais sur des documents historiques dessinent d’improbables montagnes, ou quand des témoignages prêtent à Jacques Coeur, grand argentier du roi, des vertus d’alchimiste ou des ruses de faux monnayeur.
Loin d’être déplacée, la fiction a sa place dans un lieu historique. Elle ne contrarie la réalité du lieu que pour mieux laisser naître les récits que celle-ci contient. Elle ne déroute le visiteur que pour mieux lui renvoyer son image, celle du conteur qu’il ne cesse jamais d’être.
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