Dans Histoires de peintures, Daniel Arasse évoque l’anachronisme constitutif de notre relation aux œuvres d’art et ses effets fructueux. Ainsi, en s’écartant de l’histoire des Ménines (dont Daniel Arasse rappelle les deux versions successives), et du contexte initial de l’exposition du tableau (qui n’est pas le musée mais le bureau privé du roi d’Espagne), Michel Foucault offre, sur l’œuvre de Velasquez, un regard neuf quoique faux d’un point de vue historique. De cette erreur surgit pourtant une vérité, observe encore Daniel Arasse, car elle traduit ce qu’est vraiment l’histoire de l’art, une histoire faite non par les historiens mais par les artistes qui se réapproprient constamment les œuvres qui les ont précédés. Le philosophe se range alors parmi eux.
Ainsi, quand on expérimente, de manière plus modeste, la réception d’une œuvre en cherchant à ignorer les conditions de sa création, il se passe peut-être quelque chose.
Quarante ans et plus nous séparent des autoportraits réalisés par Alain Baczynsky et le regard rétrospectif que nous jetons sur son œuvre est tout sauf un retour en arrière. Le photomaton qui leur sert d’outil et dont certains halls de gare conservent encore le vestige est une machine que les selfies ont rendue obsolète. La mise en scène de soi est à présent un art qui se soustrait aux aléas de l’automatisme et à ses bonnes (ou mauvaises) surprises.
L’époque a changé mais aussi la manière d’accéder à l’œuvre. Nous découvrons Baczynsky à travers un livre, non une exposition. Placés en vis-à-vis, textes et photographies créent un rythme qu’ils bouleversent aussitôt. Rien ne change, ni l’organisation de l’ouvrage, ni le format de l’image, ni le cadre qu’il impose aux mots (ceux-ci entrent coûte que coûte dans le champ, quitte à maltraiter les césures). Et pourtant, cette composition invariable ouvre sur des variations infinies qui malmènent la lecture. Si la mesure du temps spatialise la durée, comme nous dit Bergson, en ramenant un mouvement à sa trajectoire, il y a, sans doute, dans le travail de Baczynsky, de la démesure pour qu’il temporalise ainsi l’espace.
D’abord, le texte semble un commentaire de l’image, un sous-titre qui ajoute ou traduit un sentiment que le visage photographié ne rend pas toujours lisible.
Mais, après quelques pas, le lecteur trébuche. Le cadrage, ajusté au portrait, n’empêche pas la fuite de l’artiste, son glissement vers un bord où il disparait, totalement ou en partie. Le texte aussi est glissant et certains énoncés (« je serai un juif célèbre ») associé à l’image d’à côté prennent une profondeur tragique (la cabine est vide, seul le rideau reçoit l’éclair du flash).
Les écarts se multiplient et le lecteur tâtonne. Entre les mots écrits (qui accompagnent une cure analytique), s’installent les faux-plats qui donnent au récit son relief poétique, et ses silences. Parfois, le cadre reste vide, puis se re-densifie d’une écriture serrée et fébrile.
La pensée est stimulée par ce qui lui résiste. Ici, c’est le vide, le trou d’air qui met l’écriture en mouvement, en faisant vibrer l’espace du livre.
La liberté des associations stimule une entropie grandissante, et nous réalisons, en chemin, que le recto et le verso s’accordent (la connaissance, après coup, du contexte, nous apprend que c’est en effet au dos de l’image que les mots ont été écrits, après chaque séance chez l’analyste. L’autoportrait n’est en fait qu’une médiation entre deux moments de verbalisation, comme le souligne Clément Chéroux. Mais la composition du livre offre d’abord une autre lecture). L’image a son éclairage derrière soi. Le lecteur enjambe et se retourne, il accepte comme l’artiste les ramifications du temps, ses allers et retours que la thérapie produit. Il patauge avec lui dans un fleuve qui a quitté son lit.
Dans un photomaton, la prise de vue est fonctionnelle. Dédié à la photo d’identité, il duplique, sans état d’âme ni parti pris, un visage qui doit évacuer toute expression susceptible d’en altérer les traits. C’est une réplique de soi, d’un moi vidé de sa subjectivité, réductible à des traits qui assurent sa reconnaissance sociale.
C’est en tous cas le message que nous enregistrons aujourd’hui. Pour que l’on comprenne bien à quel usage l’appareil est destiné, un visage lisse affiche la neutralité requise par les formalités d’usage. De ce point de vue, Baczynsky ne joue pas le jeu en posant cigarette au bec, mains jointes ou poings fermés. Il change les règles. Prise en photo, l’identité est au travail et elle travaille l’image qui change avec l’avancée du récit.
Mais, se faisant, l’artiste travaille aussi notre perception amnésique de l’image. Il nous rappelle l’histoire de l’outil, inventé dans les années trente, et offrant un huis-clos qui libère, à l’abri des regards, la puissance expressive du visage (l’injonction actuelle s’en souvient d’ailleurs tacitement puisque la neutralité qu’elle prescrit vient freiner cette puissance). Les autoportraits en rafale offrent ainsi aux surréalistes une alternative à l’écriture automatique et révèlent les faces cachées du visage, observe Clément Chéroux. Dans le film d’Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés), le visage de l’actrice se défait devant l’objectif, il perd peu à peu sa contenance et finit par fondre, en larmes.
Le déclenchement automatique prévient parfois la pose, coupant court à la mise en scène par laquelle l’on essaie de faire bonne figure. Le contrôle par lequel le selfie prend l’image de l’image de soi préalablement composée est pris en défaut par le déclic et c’est la réalité du sujet qui s’imprime, multiple.
Dans le cadre, Baczynsky ne tient pas en place. Il montre à l’objectif, comme au regard du thérapeute, l’identité qu’il dissimule – le sac dans le dos, le visage sous les masques, le cœur de la question dont il dit, jouant avec les mots, avoir fait le tour.
L’artiste reste inquiet, comme le lecteur auquel il s’adresse. « Regardez, il va peut-être se passer quelque chose » dit le titre. Annonce d’un événement qui modifierait le cours du livre ? Appel à lire entre les mots et les images, dans ces interstices qui donnent à l’écriture et l’interprétation leur mobilité ? Espoir de voir les séances d’analyse produire un changement, ou les 242 autoportraits faire œuvre ?
Quel que soit son sens, l’assertion se formule comme une hypothèse qui suggère ironiquement que, pour l’instant, rien encore ne se passe. Dans la relation réflexive de l’artiste à lui-même, un désir est présent et sans cesse reconduit, celui de construire son histoire. Le lecteur est averti. Il ne doit pas s’attendre à être rassasié, mais inquiété à son tour, non repu par ce qu’il reçoit, mais remué par ce qu’il attend, tourmenté par l’expérience de l’inachevé qui renouvelle son désir d’être soi, et le conduit, à son tour, sur le chemin de la création.