« Désormais, l’artiste ne crée plus une œuvre. Il crée la création. » (Nicolas Schöffer)
Dans les années 60, des machines à tête chercheuse tracent selon un programme défini un entrelac de lignes. Le crayon est fixé sur un support mobile et son mouvement s’inscrit sur la toile ou sur le papier, de façon informe ou figurative. Dans les années 80, l’ordinateur dématérialise l’intervention et le tracé s’effectue sans geste, à partir d’un calcul de trajectoire.
La création numérique bouleverse la création. Conception, acte et oeuvre deviennent simultanés.
Il n’y a plus ni préséance de la conception sur l’oeuvre, ni même débordement par l’oeuvre de la conception du fait d’un acte qui la dépasse ou la détourne. L’imprévisibilité de l’oeuvre n’est pas due aux aléas de l’action et des conditions matérielles qu’elle convoque (écart du geste ou résistance et réaction du matériau). L’imprévisibilité fait parti de la prévision. La conception produit la variation aléatoire, l’élément perturbateur qui vient briser la chaîne, infléchir le mouvement, recalculer la combinaison. L’inachèvement définit l’oeuvre, comme autrefois la perfection, et l’ouvre sur une métamorphose permanente.
Ainsi, un cerveau, modélisé, s’anime par variations de pixels, ou des visages se forment et se disséminent selon le même principe.
L’art, en devenant numérique, interroge plus que jamais la relation de l’homme à l’art. L’artiste n’est plus celui qui imite la nature, ni même qui travaille comme elle. Ce n’est plus la chronologie d’une genèse qu’il retrace, à la manière d’un Cézanne qui, par touches, rend sensible la façon dont les choses prennent forme. C’est la logique dont dépendent leurs variations qu’il met en œuvre. Tantôt il rend visible le clinamen, ou la déclinaison d’atomes qui, dans la physique de Démocrite, fait et défait l’assemblage dont la vie dépend. Tantôt, c’est le souffle qu’il intègre au processus créatif. Celui du spectateur interfère avec l’image pour disperser les étamines des pissenlits géants qui se balancent sur l’écran. Celui de l’artiste qu’un capteur enregistre en permanence se matérialise en ondes colorées et variables qui donnent aux sons les inflexions d’une mélodie.
Parce qu’ils rendent sensible l’impermanence des choses, ou l’infinie variation qui qualifie le processus vital, les arts numériques réinterrogent la relation de l’homme au monde. L’art, déconnecté alors de l’artiste, comme le mouvement du geste, retrouve à sa source la phénoménalité, et, dans son principe, le surgissement. Chez le peintre moderne déjà, la disparition de la ligne qui isole l’objet dégage l’accès au phénomène. Sous les formes, distinctes, c’est la chair commune qu’il rend manifeste, et lorsqu’il peint l’eau, ou « la puissance aqueuse » comme dit Merleau-Ponty, ce n’est pas dans la piscine, car, si elle l’habite et s’y manifeste, elle n’y est pas contenue, mais c’est aussi sur « l’écran des cyprès où se joue le réseau des reflets » car « l’eau le visite aussi »1. La peinture, comme la physique, s’attache à la nature vibratoire de la matière. Mais, avec les arts numériques, la vibration n’est plus suggérée, par la couleur ou la lumière, mais produite, dans ses variations infinies.
Enfin, de manière plus convenue, c’est le rapport de l’homme à l’homme que ces arts mettent en jeu. L’aliénation volontaire que l’individu hyperconnecté consent, trouve sa métaphore dans le monte-charge qui déplace et manipule le corps de Stelac cinq heures durant, ou dans le bras articulé qui mémorise toute injonction, ou encore dans la voix de synthèse par laquelle Orlan en appelle, avec une obstination mécanique, au boycott de la mort.
Mais, parfois, la machine ne remplace l’homme que pour mieux en stimuler les fonctions. L’algorithme qui conjugue par dizaines des scénarios de science fiction pour produire l’écriture d’un film, donne naissance à un genre nouveau de cadavre exquis, dont l’incohérence éveille notre sens de la dérision.
Quant aux 20000 feuillets découpés au laser puis assemblés, ils forment les colonnes qui donnent une architecture à nos utopies.