Si le lecteur s’en tient au titre, il s’attend à trouver dans le livre d’André Cognard une révélation. Comment parler d’un secret sans le dévoiler ? Ainsi, l’auteur parle-t-il de l’enseignement qu’il a reçu de Kobayashi Hirokazu : il met son héritage en lumière, pour dissiper l’obscurité que certains, impatients ou présomptueux, entretiennent. En évoquant à mots ouverts ses échanges avec son maître, il rend publique une relation confidentielle et explicite le savoir implicite qu’elle nourrit. Telle est en tous cas la croyance dans laquelle le titre de son ouvrage nous installe.
Pourtant, il suffit de lire les premières lignes pour s’apercevoir que le texte est et n’est pas ce qu’on attend de lui. D’un côté, il consent à traduire. Et l’auteur restaure constamment la mémoire authentique que son engagement a forgée pour corriger les malentendus et reconstruire les filiations. Mais, de l’autre, il refuse de trahir. Ainsi, prévient-il, le savoir qu’il transmet ne peut faire l’économie de la pratique dont il est issu sous peine de rester caché. Le secret ne sera qu’à demi dévoilé.
Le livre se défait aussi des étiquettes. S’agit-il d’une biographie ? Mais, comment un récit pourrait-il s’attacher à un maître qui se soustrait à toute attache? Comment saisir dans un portrait l’insaisissable ? Est-il l’éloge que s’autorise l’élève dont la voie est toute la vie ? Mais, par ce statut qu’il se donne, l’élève oublie le détachement qui fait de lui un élève. A chaque pas, le récit fait naître un paradoxe, et celui-ci n’est pas des moindres : décrire un enseignement qui se méfie des mots et n’accorde de valeur qu’aux actes. A chaque fois, le lecteur s’interroge sur ses attendus, dérangé dans ses habitudes de lecteur, délogé peu à peu de sa croyance première. Le livre qu’il a sous les yeux n’est pas simplement le bilan que dresse un élève devenu maître sur son parcours, c’est d’abord un cheminement qu’il propose à tous ceux pour qui la mobilité d’esprit a un sens. Pour le pratiquant d’arts martiaux, la lecture de ce livre n’est pas une parenthèse mais une manière d’être encore sur la voie martiale en réajustant constamment son point de vue. Le budoka de l’école Kobayashi a une éthique : ni domination, ni soumission, ni compromis. Le livre d’André Cognard semble en proposer une autre au lecteur qui pourrait lui faire écho : ni position, ni prévention, ni préjugé.
Au fil des pages, l’auteur nous rappelle le sens de l’enseignement qu’il a reçu et, qu’à son tour, il transmet. Le maître propose des épreuves sans rien imposer ni attendre. Il délie l’élève de toute dépendance personnelle en lui laissant la responsabilité de son engagement. Le maître enseigne, c’est-à-dire qu’il donne à l’élève les outils de la construction de soi. Enseigner n’est pas façonner l’autre à son image pour survivre en lui, mais, à l’inverse, apprendre à l’autre à ne pas se laisser façonner. Le maître est donc, à l’instar de Kobayashi sensei, invisible. Il efface ses traces pour ne servir que la voie. Ainsi, l’aikido kobayashi apparaît tel qu’en lui-même : non le dressage du corps par les techniques, mais une libération, par le corps, de l’individu.
Une fois encore, André Cognard s’adresse à son lecteur comme il s’adresse au budoka. Il n’énonce aucun dogme par lequel façonner sa pensée, mais un récit composé, dans sa première partie surtout, d’anecdotes. Les cas particuliers qu’elles relatent ont un double effet : elles détournent le lecteur de l’ego en l’invitant à prêter attention à un autre. Elles éveillent en même temps le sujet puisqu’en l’absence de lien explicite, elles lui laissent la liberté de construire ou pas des relations entre la situation décrite et sa propre pratique. C’est donc à lui qu’il revient de tirer du récit un enseignement. L’hommage qu’André Cognard rend à son maître ne réside pas seulement dans le contenu du livre, mais dans la relation au lecteur qui l’inspire.
En mettant ainsi la liberté au premier plan, il lui donne les moyens de comprendre, en partie, l’éthique par laquelle l’aikido kobayashi ne cesse d’être animé. L’éthique est la relation harmonieuse avec l’autre. Des discours la défendent, des lois l’édictent. Et partout s’élèvent des tyrannies qui en contredisent les principes. Ce climat de violence donne à l’art martial non violent son rôle et sa portée. Il donne à l’enseignement de l’aikido sa modernité et sa dimension politique. André Cognard l’a compris à partir de ce qu’il a entendu, vécu et pratiqué au contact de son maître, et il peut le formuler dans son livre. La paix est impossible, et les discours impuissants, tant que l’ennemi n’est pas vaincu. Mais, pour Kobayashi sensei, l’ennemi n’est pas celui que nous combattons, mais ce qui fait que nous combattons. Nous allons au combat parce que nous cherchons en l’autre le ciment qui nous manque pour consolider notre structure identitaire. Etre en opposition nous donne le sentiment d’être car nous n’avons pas les outils pour construire seuls notre identité. Restaurer l’identité, c’est donc instaurer la relation pacifique.
L’aikido peut être le « moyen de pacifier le monde » s’il met en œuvre, à cette fin, les outils nécessaires. Et André Cognard les expose avec précision. Mais ce faisant, il met encore son lecteur sur la voie. Il mobilise d’autant plus son esprit qu’il lui fait entrevoir sa limite, en laissant à la pratique et au travail sur le corps qu’elle engage le dernier mot. Au bout de la lecture, c’est au lecteur de décider s’il est prêt à faire, encore, un pas.
Sylvie Lopez-Jacob