- Quand on rapproche singulier et universel, c’est, en général, pour les opposer.
Le singulier est ce qui « appartient à l’individu » qu’il qualifie comme distinct du groupe (qui grammaticalement parle des actions qu’il produit au pluriel, ou, philosophiquement, se constitue autour de biens communs ou de valeurs partagées). La singularité fait émerger la différence au sein d’une collectivité. L’universel, à l’inverse, cherche, à travers la diversité, ce qui est commun à tous. La singularité distingue, l’universel réunit.
Ainsi, l’individu doit à la singularité ses attributs essentiels : il se distingue des autres, même s’il se situe dans le même espace ou appartient à la même espèce, et il forme un tout indivisible (vivant par sa structure organique, conscient par la synthèse qu’il est capable d’opérer de ses différents états). La perception de ses limites et de son unité marque le moment bien connu du stade du miroir par lequel l’enfant s’arrache à la relation symbiotique à la mère pour découvrir son individualité (moment associé à la marche qui permet l’éloignement et crée la distance qui favorise la séparation). A l’inverse, se confondre avec l’autre et se diviser sont les deux menaces qui pèsent sur son intégrité.
L’individu singulier forme un tout. L’universel s’étend à tout. Admettre, comme Kant, que tout homme doté de raison peut s’imposer à soi-même de respecter l’humanité dans sa personne comme dans celle d’autrui donne à la loi morale son caractère universel. Considérer, comme Freud, que le complexe d’œdipe outrepasse les frontières, et les différences culturelles et historiques pour concerner toutes les familles quelle que soit leur organisation, c’est donner à cet épisode de l’histoire infantile un caractère universel. On pourrait ajouter encore l’exemple du suffrage universel qui accorde à tout citoyen, sans restriction de genre, le droit de vote.
Plus encore, la singularité isole alors que l’universel rassemble. La distinction est en effet une condition nécessaire mais non suffisante de la singularité. Deux individus distincts peuvent être identiques, comme les deux exemplaires d’un prototype. La singularité exige l’unicité du prototype. Est singulier ce qui ne ressemble à aucun autre. Une courbe géométrique est singulière quand elle montre une particularité remarquable comme une inflexion, un arrêt ou un rebroussement (Littré). Est singulier ce qui est unique en son genre.
C’est la raison pour laquelle la philosophie occidentale (Descartes en particulier) réserve la singularité au seul sujet. Après tout, l’on dit d’un visage qu’il est unique, il n’en existe pas deux semblables. Se singulariser, c’est « sortir du lot », se distinguer à la fois des choses (du « ça », non au sens freudien, mais au sens de Blanchot quand il observe que ça fait du bruit, ça remue dans la chambre d’à côté, c’est le « remue-ménage de l’être ») et se démarquer des autres ((ne pas céder au conformisme ou à la dictature du on selon l’expression consacrée de Heidegger). C’est cette démarcation qui rend la cohabitation possible dans l’espace public et le lien contractuel par lequel un groupe fait société.
La singularité isole surtout car elle assigne une place au sujet. Être singulier n’est pas tant une question d’essence que d’existence. Quels que soient ses attributs, un sujet est singulier car il est toujours seul, à la source de son existence. Il ne peut partager cette tâche qui lui incombe pleinement. Personne ne peut « se mettre à sa place » sauf métaphoriquement. La singularité n’est donc pas une qualité du sujet qui s’ajoute à d’autres. Elle est la solitude qui en définit le statut. Le sujet n’est ni une substance qui résiste aux changements, ni même un équilibre qui se construit à travers les changements en surmontant les déséquilibres, il est source d’une existence devenue personnelle (Je marche tandis qu’il pleut souligne Lévinas, pour dissocier les actes personnels des phénomènes naturels, impersonnels).
La singularité place le sujet à la source de son existence. L’universel le déplace, car il dépasse sa quête d’unité. Il met en échec le pouvoir de synthèse de la conscience car il n’est pas, contrairement au monde, une totalité, mais une expansion infinie. Le monde est, chez Kant, une idée régulatrice qui encourage la pensée à relier les phénomènes par des lois, pas l’univers.
- Si tout oppose le singulier et l’universel, comme imaginer que l’on puisse passer de l’un à l’autre ? Comment penser un pont, une passerelle ?
Cette entreprise nous place aussitôt dans une différence de point de vue. En occident, un pont relie ce qui est séparé. Il restaure la continuité d’un paysage, lorsque d’aventure, une vallée vient briser une ligne de crête. Au Japon, le pont a un sens opposé. C’est lui qui introduit la discontinuité. Il est un artifice dans le paysage naturel, une greffe visible qui en défait l’homogénéité.
Si l’on s’installe dans la première perspective, l’art serait le moyen de relier ce que la philosophie distingue.
L’œuvre serait le lieu où faire cohabiter la singularité la plus profonde et l’humanité la plus universelle. En effet, l’œuvre est d’abord singulière, car elle est supposée échapper aux clichés et aux modes par lesquelles s’exprime la collectivité. En écrivant son œuvre, les Méditations Métaphysiques, Descartes revendique déjà d’être l’auteur singulier de sa pensée, et du livre qui la consigne, en rejetant, par un doute méthodique, les préjugés qui font de lui un porte-parole du collectif. Comme la pensée philosophique s’élabore loin des clichés, l’œuvre d’art se construit loin des modes. Elle se démarque aussi des objets industriels fabriqués en série (la sérigraphie mérite en ce sens, le caractère iconoclaste qu’elle revendique en ôtant à l’œuvre sa singularité).
L’œuvre est donc la manière dont le sujet manifeste sa singularité (son style imité et rarement égalé), mais plus encore, elle est le moyen par lequel il la crée. Hegel rappelle ainsi que toute création est création d’identité. Par son travail, l’artiste exporte hors de lui sa subjectivité, non pour transférer une idée dans une œuvre, mais pour déployer toutes les possibilités que l’idée contient. L’élaboration de l’œuvre transforme l’idée en même temps que la matière. Pour autant, la création n’a pas lieu hors sol, dans un face à face réflexif qui éliminerait tout ancrage dans un contexte donné. L’art est une histoire de filiations et de ruptures. Mais la ré-appropriation est aussi un moyen de rendre la création singulière (ainsi en va-t-il de Van Gogh se ré-appropriant la planéité de la gravure japonaise).
Pourtant, plus on plonge dans la singularité d’une œuvre, plus on s’élève à l’universalité de la condition humaine dont l’œuvre n’est jamais que la mise en scène. Merleau-Ponty fait de cette expérience de l’humain l’essence même de l’art. La science nous conforte dans la pensée de survol qui nous donne l’illusion d’être spectateur du monde et nous coupe de l’expérience préréflexive de la vision. L’art, au contraire, nous ancre dans cette expérience, il nous invite à « habiter » le monde, en nous reconnectant avec les conditions de sa visibilité.
Ce pont là est connu et emprunté. Mais qu’en est-il si l’on se déplace au Japon ?
Le pont, rappelons-le, n’est pas ce qui rétablit la continuité mais au contraire ce qui la brise. La vallée que le pont surplombe ne vient pas interrompre la ligne montagneuse, mais seulement en infléchir la courbe.
Ainsi, entre le singulier et l’universel, il n’y a pas un fossé que la mission de l’art serait de combler, mais une continuité, un lien étroit que l’art révèle et sur lequel il prend racine.
- L’art est d’abord une pratique.
Mais il n’entre pas dans le couple « théorie-pratique » en qui François Jullien voit « un des gestes les plus caractéristiques de l’occident moderne ». « D’abord, l’entendement concevrait, « en vue du meilleur », puis s’investit la volonté pour imposer ce modèle à la réalité » (Traité de l’efficacité, p.17). Or, la pratique artistique, comme la pratique martiale avec laquelle, au Japon, elle se confond, n’est pas guidée par un modèle théorique qu’il faudrait incarner dans les faits. L’artiste n’est pas un démiurge venu réaliser sa vision préconçue du monde.
La pratique est d’abord un travail postural. Quand on regarde un maître en calligraphie pratiquer son art, on constate qu’il commence par s’installer, le dos droit, les points d’appuis en équilibre sur le sol. Le temps passe avant qu’un geste soit amorcé, un temps long consacré à la concentration. Mais celle-ci a un sens différent de celui qu’on lui accorde d’ordinaire. Se concentrer ici ne signifie pas focaliser son esprit sur un seul objet, mais à l’inverse, libérer l’esprit de tout ce qui peut le fixer. « Arrêter son esprit est synonyme de défaite » souligne Yagyû Munenori, un sabreur de renom, car la voie que les arts empruntent est mobilité. Do, Tao en chinois, signifie la voie par où l’on passe. L’artiste attend, avant d’agir, d’avoir l’esprit concentré, c’est-à-dire détaché. Polir son esprit est la condition première de la création. « La poussière et la saleté se fixent sur la pierre brute avant qu’elle ne soit polie. Même la boue ne peut la souiller dès lors qu’elle est polie. C’est au travers de la discipline que vous polissez le joyau de votre esprit » (Yagyû Munenori, Le sabre de vie).
Ainsi, l’artiste japonais ou chinois, ne peut peindre, préoccupé, pas plus qu’il ne travaille dans une pièce en désordre. François Jullien rappelle que dans la tradition chinoise, le peintre commence par se placer « face à une fenêtre claire », sur une table propre. Il se met en condition et se nettoie de tout ce qui pourrait contaminer le pinceau et l’encre. L’acteur de théâtre commence aussi sa préparation non par un échauffement qui met ses muscles en condition, mais par un travail postural qui libère la posture des tensions. Yoshi Oïda décrit cette préparation : un travail sur les points d’appui, sur l’axe fondamental, et la respiration. Il s’agit par-là de libérer la marche de sa démarche qui lui donne des « particularismes séduisants » (L’acteur invisible), mais limitent le jeu de l’acteur dans sa variété.
La concentration qui libère l’esprit suppose un travail postural qui libère la respiration, car c’est en elle que le geste va puiser son élan. Un artiste ne peut peindre, écrire ou jouer s’il est préoccupé, mais il ne peut pas davantage travailler avachi ou en déséquilibre. Quiconque a tenté la calligraphie a testé la vertu du silence. Le moindre changement du souffle rend la main malhabile.
Or, le souffle dans lequel la pratique artistique prend sa source est l’expérience la plus singulière et la plus universelle qui soit. Le souffle efface la distinction entre le singulier et l’universel car il nous ramène en amont.
C’est par le souffle que chaque existence singulière s’amorce et s’achève. C’est au souffle que l’univers doit son impermanence. Ainsi, l’artiste se reconnecte au souffle universel. La pratique artistique est en ce sens, au Japon, une pratique martiale. Précisons que les arts martiaux, d’abord arts de combats (Bushido) sont devenus, après la seconde guerre mondiale, des arts d’éducation (Budo). Rappelons que l’éducation signifie « conduire lors de soi », hors de ce qui nous limite, vers des possibilités nouvelles. La pratique martiale est ce travail de concentration qui permet de puiser dans le souffle une énergie nouvelle de création. Quand il définit l’aïkido, « voie de l’harmonisation des énergies », Ueshiba Morihei, le fondateur, précise qu’il s’agit « d’harmoniser le singulier et l’universel », car le souffle d’où part l’action est en nous comme dans l’univers, en amont de toute séparation. « Comprendre que le travail de l’univers se fait en soi-même, c’est ça le véritable budo » (Ueshiba Morihei, Takemusu Aïki, Vol II).
Ainsi, par la pratique martiale et artistique, l’artiste (peintre, acteur, calligraphe, tireur à l’arc ou joueur de koto) se reconnecte au souffle qui n’est autre que le procès universel.
La philosophie du bouddhisme zen sous-tend cette vision de l’art. L’un précède la multiple (il n’est pas le produit d’une pensée synthétique) comme le principe immanent qui l’anime (non comme le créateur transcendant à sa création). L’Un est Ku, le vide universel. L’alliance du vide et du plein (yin-yang pour le taoïsme) fait l’opérativité du vide, qui n’est pas un néant, mais le Ki, le souffle ou l’énergie. L’univers est « un soufflet de forge » dit Lao-Tseu. La respiration est la manifestation du souffle et elle combine sans relâche vide et plein. Elle laisse l’alternative pour l’alternance des contraires. L’inspiration vide l’espace environnant pour remplir d’air les poumons que l’expiration vide à son tour pour remplir à nouveau l’espace. C’est un cycle sans commencement ni fin, qui n’enchaine pas les forces mais les combine, selon un équilibre comparable à celui d’un balancier, ou d’une vague dont le flux contrarie le reflux pour le réamorcer aussitôt.
Ainsi, « il faut être en apnée pour se croire substance », remarque André Cognard (Vivre sans ennemi). Se concentrer au sens martial du mot, c’est se reconnecter au souffle universel qui s’éprouve en soi comme dans l’univers. L’expérience de la plongée sous-marine offre une belle occasion d’éprouver cette connexion, lorsque, plongeur, on perçoit combien l’ondulation des algues, des poissons, des coraux fait écho à une respiration que les bouteilles à oxygène rendent sonore. Regarder des œuvres animées d’un tel souffle permet aussi cette re-connexion à l’universel. Sur les estampes, dans le tracé calligraphique, l’encre qui se raréfie préserve un vide par lequel elle respire et le mouvement qu’elle dessine en restitue l’énergie.
Et c’est à cette expérience de l’universel que l’art, à l’instar des arts martiaux, doit sa dimension spirituelle. En ce sens, l’art est une expérience spirituelle quand il nous reconnecte à l’univers. L’univers n’est plus devant nous comme un objet, mais en nous, dans cette respiration qui s’éprouve, sans délai ni projet, et à laquelle l’estampe ou la calligraphie, nous donnent accès.
Si la phénoménologie trouve dans l’expérience préréflexive de la vision de quoi ancrer la pensée, les pratiques artistiques du Japon trouvent dans la respiration que nous amorçons alors que nos paupières sont encore closes, une expérience plus ancienne que la vision, une expérience pré-préréflexive, en qui elles puisent leur élan.
Ce lien entre le singulier et l’universel est aussi ce qui fonde l’éthique martiale.
L’éthique est inhérente aux arts martiaux se plait à répéter André Cognard. L’aïkido qu’il enseigne, sur les traces de son maître, Kobayashi Hirokazu, est une voie de résolution des conflits. Mais la paix qu’il construit n’est pas l’issue de l’affrontement, mais l’état initial qui le rend inutile et inopérant. Il cherche l’harmonie qui désamorce les conflits plutôt que les techniques qui permettent d’en triompher.L’éthique martiale n’érige ainsi aucun principe a priori par lequel la pensée puisse diriger l’action. Elle trouve dans l’action son principe immanent : se recentrer sur le souffle qui nous lie à l’univers et aux autres, en amont des conflits.
Cette même éthique peut inspirer l’écologie. Baptiste Morizot (Manières d’être vivant) observait que si l’homme est conscient d’être un animal politique, lié aux autres hommes, il oublie volontiers les liens qu’il entretient avec le vivant. Changer notre rapport au monde, en passant de la domination à la protection, c’est persévérer dans l’idée que le monde et nous faisons deux. Le pont qu’on s’efforce, tant bien que mal de reconstruire, n’efface pas cette rupture, il l’accrédite. Or, le lien préexiste que l’art rend manifeste.
C’est la conscience du lien, en amont de la séparation, qui peut nous faire adopter une attitude plus éthique avec tous nos semblables, et pas seulement humains.
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