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Sylvie Lopez-Jacob

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L’art, thérapie du spectateur?

28 août 2025

L’art : thérapie du spectateur ?

Du point de vue de l’art-thérapie, l’art a une dimension de soin par la création qu’il encourage. Mais se soigne-t-on aussi en regardant des œuvres d’art ? La réception d’une œuvre peut-elle, à l’instar de la création, avoir une dimension thérapeutique ?

 

Comment l’art soigne-t-il le créateur ?

 

Commençons par rappeler quelques généralités qu’il est bon d’avoir à l’esprit avant d’aborder le sujet.

La création passe par le geste et celui-ci est une rencontre avec la matière. La matière a un double rôle : elle plie et résiste. D’un côté, elle offre des possibilités – imprimer des formes durablement et jouer sur leur évolution.  Par elle le sujet sort d’une production seulement cérébrale. D’un autre côté, elle résiste : elle expose l’individu à des difficultés de réalisation pour lesquelles il va devoir trouver des stratégies de contournement ou de résolution. La matière incarne de manière réelle et symbolique le principe de réalité dont la pathologie mentale est en générale l’ignorance. Elle oblige et stimule la confrontation avec le monde extérieur alors que le sujet délirant est pris dans un enfermement en soi, dans un repli solipsiste (qui réduit le monde réel à un ensemble de représentations).

Ainsi, par ces deux fonctions, la matière modelée par le geste favorise l’accès à soi (chez Hegel, le soi correspond à la conscience et l’expression est une alternative à la réflexion ; en faisant des ricochets dans l’eau, l’enfant voit son œuvre qui est comme un reflet de lui-même ; le lac, et par extension le monde, est modifié par l’enfant, auquel Hegel assimile l’artiste, et devient le miroir dont le sujet a besoin pour se percevoir lui-même. Mais, dans le cadre de l’art thérapie, le soi ne se limite plus à la conscience mais intègre d’autre registres, émotionnel et pulsionnel).

Le rôle de l’art-thérapie est alors d’utiliser le geste pour réamorcer une évolution que la maladie vient interrompre. Sur cette question, Jean-Pierre Klein apporte de nombreuses précisions. Il commence par évoquer son objectif pour, logiquement, en déduire les moyens.

L’objectif n’est pas de laisser faire le geste créatif, pour ensuite, analyser le résultat à partir de catégories ou de concepts généraux qui vont produire son interprétation. Il s’agit au contraire, d’accompagner le geste, dans son processus dynamique, et de l’orienter de manière subtile vers une direction dont il puisse tirer un enrichissement. Il encourage donc de ne pas rompre la dynamique du geste mais de l’accompagner dans son cheminement. Cette idée reste proche de la distinction freudienne entre la sublimation et le refoulement. L’éducation apporte des interdits, nécessaires à la socialisation qui reste son objectif essentiel. Mais leur vécu varie : soit l’interdit de l’objet conduit l’énergie pulsionnelle à se réorienter vers d’autres objets socialement admis, voire valorisés (l’aliment raffiné, la pâte à modeler, un autre à aimer) et l’évolution se poursuit. Soit, l’interdit prive seulement l’énergie pulsionnelle de son objet, ce qui la transforme en angoisse cherchant dans la formation des symptômes une manière de se soulager. Ainsi, la santé est toujours associée à la mobilité, à l’évolution, la maladie est, à l’inverse, fixité, arrêt morbide du temps.

L’idée de la thérapie (qu’elle passe ou non par l’art) est de relancer le processus d’évolution, de faire redémarrer le temps. Jean-Pierre Klein l’évoque avec ses mots mais sans changer le sens général : il s’agit d’intégrer la maladie comme une étape du développement et non comme son arrêt. Pour énoncer les moyens mis en œuvre pour atteindre cet objectif, Klein utilise un exemple, le récit d’un cas (il dirige alors l’école d’art thérapie de Barcelone) Une patiente maniaco-dépressive laisse surgit à son insu dans un dessin le trou noir d’un tunnel qu’elle associe aussitôt aux idées suicidaires qui la hantent.

C’est le point de départ de deux démarches thérapeutiques possibles dont Jean-Pierre compare l’efficacité.

Dans le premier cas (celui, réel, qu’il a observé) le thérapeute utilise le dessin pour élaborer avec la patiente une interprétation. A la figure du tunnel est associé un symbole. Or, ce procédé ouvre une voie sans issue qui met en échec la thérapie. Plus la symbolisation se développe (à partir de formes convenues, clichées, telle que l’arbre à une seule feuille pour dire la solitude, le choix de petits cœurs rouges pour exprimer le besoin d’amour etc..) plus la matière s’allège (les crayons remplacent les pinceaux). La patiente se replie dans des représentations stéréotypées au lieu de poursuivre la confrontation au réel amorcée par le geste de création.

Dans le second cas (suggéré pour ouvrir une voie plus fructueuse), la figure dessinée se prolonge, se ramifie, elle pousse plus avant le travail d’élaboration qu’elle a commencé. Le rond noir forme une spirale qui peut être amplifiée, le dessin esquisse un volume qui peut donner naissance à une installation en 3D etc… Ainsi, l’angoisse peut trouver dans la réalisation plastique matière à sublimation, elle peut s’intégrer dans le processus créatif comme une étape au lieu d’y mettre un point d’arrêt.

L’art-thérapie n’a donc pas le caractère rétrospectif de l’interprétation mais celui, projectif, du travail en cours que la maladie doit alimenter et non interrompre. Klein suggère ainsi l’existence d’une bonne et d’une mauvaise thérapie (qui, comme la bonne et la mauvaise éducation chez Freud n’a bien sûr aucune connotation morale).

 

Si le soin est directement lié à l’acte créatif, comment peut-on le déplacer sur le terrain de la réception de l’œuvre d’art ? Comment penser qu’un spectateur se soigne alors qu’il reste extérieur au processus de création et à la dynamique qu’il engage ?

Pour répondre à cette question, sans doute faut-il préciser ce que le terme de soin recouvre au juste. Nous avancerons trois arguments, qui donnent à la notion du soin trois acception différentes.

 

Comment l’art soigne-t-il le spectateur ?

Le soin comme souci de soi (se prendre comme objet d’attention)

Pour développer cette perspective, prenons appui sur une œuvre, celle de Alain Baczynsky, dont le travail, exposé à Beaubourg, a donné lieu à un livre, Regardez, il va peut-être se passer quelque chose, publié en 1980.

Ce qui motive le choix de cette œuvre, c’est d’abord le contexte de sa création.

Baczynsky a suivi entre 1979 et 1981 une cure psychanalytique. Entre chaque séance, il s’est photographié (dans l’état où la séance l’a plongé). Tantôt il est plein cadre, tantôt il fuit dans un bord. 242 autoportraits sont réalisés dans un photomaton. Crée en 1928, le photomaton fut le terrain de jeu des surréalistes : les autoportraits automatiques leur semblent une variante de l’écriture automatique mettant l’individu en relation avec l’inconscient. Le huis-clos de la cabine, sans la présence d’un photographe, libère l’expressivité fantaisiste du visage et le déclenchement de la prise de vue limite la mise en scène de soi et révèle des faces cachées du sujet. De plus, dans le protocole de l’artiste, des mots sont écrits au dos de chaque photo. L’image devient donc un intermédiaire et une médiation entre deux moments de la verbalisation, celle qui précède la photo, dans le cabinet du thérapeute, et celle qui suit la prise de vue, dans la cabine photographique. Dans cet exemple, ce n’est pas l’art (la création) qui inspire le soin (le suivi thérapeutique décrit par Jean-Pierre Klein) mais c’est le soin (la cure) inspire le travail artistique.

Est-ce que cette production artistique influence en retour le déroulé des séances d’analyse ? Est-ce que cette création soigne l’artiste ? Il faut, pour répondre, analyser l’évolution des autoportraits et de la verbalisation qu’ils inspirent. C’est la démarche qu’entreprend Horacio Amigorena, universitaire et psychanalyste. Il décrit la manière dont évoluent, en cours d’exposition, le rapport à soi et au double spéculaire, l’image de la mère, l’articulation du visible et du lisible.

Est-ce que cette œuvre soigne le spectateur devenu lecteur du livre ? Sans doute, elle éveille, comme toute œuvre, sa réflexion, car dans le plus singulier (une cure) se révèle le plus universel (le rapport au miroir et la quête de soi). Mais de la réflexion au soin, il y a encore un pas et peut-on le franchir ?

La réponse est affirmative à condition de reconsidérer le sens que l’on donne au terme de soin. Le soin n’est pas nécessairement un acte réparateur qui traite un dysfonctionnement ou restaure un équilibre rompu. Il signifie aussi le souci de soi. C’est en ce sens que l’entend Michel Foucault (Histoire de la sexualité, 1976) lorsqu’il compare la médecine qui traite la maladie en assujettissant le patient aux prescriptions médicales (médecine « d’esclave ») et la médecine qui enseigne au patient à éviter la maladie en prenant soin de sa santé par l’exercice et l’alimentation (médecine « d’hommes libres »).

Les autoportraits de Baczynsky ne guérissent bien sûr d’aucune maladie, ils n’ont pas de visée ni d’effets réparateurs, mais l’effort de construction de soi qu’ils mettent en scène renvoie chaque lecteur à sa propre condition. L’art nous soigne en mobilisant notre désir d’évolution et de création de soi, en nous préservant de ce qui nous fixe, et nous conduit aux automatismes qui éclipsent la conscience de soi. Il nous soigne en mobilisant notre désir d’évolution et de construction de notre histoire.

Le soin comme possibilité de la catharsis, du détachement de soi (alors que la maladie est vécue comme adhésion voire adhérence à un état, dont on ne parvient pas justement à se détacher)

Dans son ouvrage Et si l’art pouvait changer notre vie, publié en 2022, Susie Hodge accorde un rôle thérapeutique aux musées. L’art nous soigne quand il permet une catharsis. Dans la Poétique d’Aristote où elle fait figure de concept clef, avec celui de mimesis, la catharsis prend un sens esthétique, en marge de ses connotations morales ou médicales. Elle ne purifie pas le spectateur de ses émotions, mais lui offre l’occasion unique d’éprouver celles-ci sans la gravité que l’expérience vécue leur confère. L’émotion est sincère mais désintéressée, délivrée de son enjeu existentiel. La peur ou la tristesse deviennent source de plaisir quand elles s’éprouvent gratuitement, devant un drame ou un danger qui ne nous concernent pas, et ne nous affectent pas vraiment.

L’art permet la catharsis qui nous allège. L’art ne rend pas meilleur mais plus libre.

Or l’art du soin est aussi de rendre au patient cette liberté dont la maladie le prive car la maladie est souvent vécue comme adhésion voire adhérence à un état, dont on ne parvient pas justement à se détacher.

On ne pense plus qu’à cela.  On s’enlise. Avec l’art on s’allège.

La catharsis est nécessaire au soin, comme souci de soi. Car se soucier de soi, c’est faire attention à soi, c’est-à-dire se projeter vers un avenir que l’on tâche de préserver.

La maladie est au contraire une adhésion à soi, elle nous attache au présent que l’on perçoit comme intemporel (on n’en sortira jamais).

Le soin comme reconnexion (alors que la maladie nous déconnecte)

Si Yankélévitch admire tant la musique (La musique et l’ineffable, 1961), c’est parce qu’elle nous met en présence de l’instant dans sa fugacité, c’est-à-dire sa phénoménalité. Elle nous fait saisir la vérité du phénomène, une apparition que guette la disparition. Il évoque Ravel, Chopin et sa conscience aigüe de la finitude (il danse en pensant à tous ceux qui ne danseront plus). Il mentionne Debussy.

Pas dans la neige est une œuvre qui compose avec le silence qui est la réminiscence des sons disparus. La trace des pas est la présence allusive de quelqu’un qui est passé par là… et de tous ceux qui sont passés depuis l’origine du monde. Les pas ne mènent à rien mais proviennent d’un passé enfui qu’ils suggèrent. Ils sont le mouvement de la marche sans la marche et sans le promeneur.

Dans le débat qui oppose trace et tracé, la mimésis et son absence, c’est toujours relativement au mouvement que la trace est pensée, qu’elle hérite de la forme qu’il a déposé en elle, ou de l’énergie qu’elle restitue.

Ici, l’approche est différente et singulière. La trace du pas dans la neige n’est plus la conservation durable d’un mouvement, mais l’expression éphémère du temps, de la durée pure qui s’affranchit du mouvement qui la spatialise, et qui n’existe qu’à sa marge. La trace du pas existe grâce à la neige et disparait à cause d’elle. Elle est, du fait de sa disparition prochaine, l’expression même du phénomène. L’apparition du pas dans la neige est la promesse de sa disparition. Un marcheur oublié est passé par là, et le souvenir qu’il a laissé est promis à l’oubli.

La musique est comme la peinture chinoise décrite par François Jullien, elle montre le transitoire, la métamorphose du paysage sous la bruine, le brouillard, un paysage en train de changer sous la neige en train de fondre. Elle est comme le cinéma de Kurosawa qui d’ailleurs intègre Ravel dans son film Rashomon, non par goût de l’occident, mais pour produire un équivalent sonore de l’image, et donner à voir encore et encore le même récit mais chaque fois sous un jour différent, d’un point de vue différent, affecté de cette légère variation qui affecte toute chose dont l’apparition reste unique malgré l’effet du déjà-vu.  Le piano est nostalgique du son disparu qui laisse du vague à l’âme.

Cette analyse met en lumière un sens nouveau de l’art-thérapie du spectateur. Si l’art peut nous soigner, c’est aussi en nous reconnectant avec notre nature profondément phénoménale. Il nous soigne par sa dimension éthique. Il n’a pas de visée morale, n’est pas un donneur de leçons, il est éthique car se saisissant pleinement du lien sur lequel l’éthique repose.

L’art éthique guérit, quand la maladie est rupture de lien, repli sur soi, oubli du lien.

L’art nous guérit en nous rappelant la phénoménalité commune qui nous lie, aux autres hommes mais aussi aux autres vivants. Baptiste Morizot rappelle, dans la philosophie de l’écologie qu’il propose (Manières d’être vivant, 2020), que cette perte de conscience du lien entre les hommes et les vivants est aussi à la source de la maladie dont notre planète se meurt. La protection de la nature n’est pas le remède à sa destruction, car elle n’est que l’autre version du dualisme qui sous-tend le rapport destructeur.

Ni destructeur ni protecteur, l’homme est un habitant du monde.

En restaurant la conscience du lien, l’art est un outil de guérison pour l’homme et pour le monde.  `

“Dans l’air tout ému”

20 juillet 2025

Le Duende est cette force mystérieuse et archaïque à laquelle le chanteur de flamenco doit sa puissance. Mais pour Didi-Huberman, ce concept de Garcia Lorca dépasse les frontières de l’Espagne. Il résonne avec la force dionysiaque dont Nietzsche fait le ressort de la tragédie, avec cette augmentation de la puissance d’agir qui est chez Spinoza l’essence même de la joie. L’artiste est traversé par un courant qui le dépasse, le met en mouvement et le spectateur avec lui.

Ainsi, le ressort de la création est le ressort de l’émotion.

L’émotion n’est ni un état d’âme ni un comportement, elle est « atmosphérique », portée par l’air auquel elle donne sa densité.

Elle passe sur le visage filmé du jeune enfant comme un nuage poussé par le vent, ou elle brise dans un air raréfié le récit des survivants d’Auschwitz.

Elle vibre au rythme des collusions d’images dans l’atelier d’Aby Warburg, des partitions de Goethe, des percussions, des pas martelés d’Israel Galvan, des silhouettes dansantes d’Henri Michaux ou des formes dupliquées par le dépliage de Hantai. Chez Pasolini, elle inspire le vent des révoltes, elle expire la douleur du deuil, elle respire la lutte.

L’émotion donne leur rôle aux poètes, celui de bâtisseurs de mondes.

« L’enfant regarde, regarde, dit le poème. Il est sombre mais aérien (…). Sous les bombes, les enfants sont encore capables d’utopie ».

Chiharu Shiota

19 février 2025

L’exposition de Chiharu Shiota, est d’abord un entrelacement de fils sous lequel le spectateur se fraye un passage, rouge sang, ou noir, comme les cendres. Ces cocons immenses impressionnent (comme le fait tout immensité), mais ils n’annoncent pas une naissance, plutôt un répit, avant une déglutition. Les fils tissés bouillonnent au-dessus de nos têtes comme un brouillard, ils enserrent les murs, chaises, objets, jouets, ou miniatures. Ils enferment en cage deux robes blanches de mariées. L’air est dense, saturé. Sur les écrans, l’artiste nue s’enduit de peinture et de boue et s’ensevelit, vivante. Sa peau, toujours poisseuse, ne respire plus. Elle se couvre entièrement d’un flot de peinture toxique. Elle semble mimer sa mort. Le lien qu’elle met partout en scène, loin de garder la mémoire vive et d’irriguer nos vies, est un cordon qui ligote et qui étouffe.

 

Mais, plus frappant encore que l’œuvre et le climat qu’elle diffuse et qui persiste longtemps, est la multiplication des textes explicatifs qui s’affichent partout, survivance d’une croyance désuète qui assigne au regard la mission de « comprendre » le message de l’auteur.

Ainsi, le tissu exposé serait cosmique et organique à la fois, unissant dans une organisation analogue le corps humain et la nature. Les canaux sanguins et les courants telluriques sont les occurrences d’une même énergie. S’accumulent les allégories, les chaussures des déportés, les visages disparus, les valises laissées en chemin par le mouvement ascensionnel d’âmes enfin allégées. A chaque salle son inspiration affichée, incendie, maladie, angoisse. La visite se déroule en terrain conquis.

Ce but avoué de « penser » son art nous invite à la réflexion. Penser est ici, comme souvent, éclairer, amener de l’ombre à la lumière en explicitant l’implicite. Penser dévoile.

Mais qu’en est-il quand il s’agit de penser une œuvre d’art ? Quand il évoque la relecture d’Aristote par Averroès, Jean-Baptiste Brenet (Qu’est-ce que penser ?) suggère une autre voie. Il évoque la vertu de l’obscurité qui seule rend possible la phosphorescence. Penser n’est pas mettre en lumière mais voir la nuit.

Au pouvoir du dire qui enferme la chose dans les limites de la définition, sous l’étiquette du mot, la pensée préfère la puissance de l’expression qui ouvre la chose sur une infinie relecture. Comme la poésie libère le langage de sa fonction informative, la pensée est poétique quand elle laisse la chose rayonner et inspirer sans cesse l’interprétation.

L’œuvre d’art, à l’instar des lucioles, des écailles ou encore des prunelles des animaux sauvages, a besoin de pénombre pour laisser sa lumière diffuser et livrer ainsi sa puissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le chant du prophète de Paul Lynch

14 février 2025

Dans les temps sombres

Y aura-t-il aussi des chants ?

Oui, il y aura aussi des chants

Sur les temps sombres

 

Bertold Brecht

 

Ces mots précèdent le roman dystopique de Paul Lynch, Le chant du prophète.

La logique de l’absurde qui conduit un pays à la guerre s’y déroule implacablement.

Des arrestations aux disparitions, du couvre-feu au feu nourri des expéditions punitives et des patrouilles complices, le récit construit l’entropie croissante qui fait voler en éclats le droit et la liberté.

Il enfle comme une lame de fond, intégrant les dialogues des personnages sans s’interrompre pour alterner les points de vue. Il charrie, pèle mêle, les descriptions réalistes d’une vie de famille de moins en moins ordinaire et les figures poétiques qui saisissent de manière fulgurante les sentiments humains.

L’empathie que le roman suscite avec son héroïne transforme le statut du lecteur qui n’est plus sur la rive, mais en mer, à côté des embarcations par lesquelles les réfugiés prennent la fuite. Avec elles, l’actualité surgit et le démenti qu’elle apporte à l’espoir par lequel se termine le roman, rend la réalité plus dystopique encore que la fiction.

Alain Baczynsky, Regardez, il va peut-être se passer quelque chose

10 décembre 2024

Dans Histoires de peintures, Daniel Arasse évoque l’anachronisme constitutif de notre relation aux œuvres d’art et ses effets fructueux. Ainsi, en s’écartant de l’histoire des Ménines (dont Daniel Arasse rappelle les deux versions successives), et du contexte initial de l’exposition du tableau (qui n’est pas le musée mais le bureau privé du roi d’Espagne), Michel Foucault offre, sur l’œuvre de Velasquez, un regard neuf quoique faux d’un point de vue historique. De cette erreur surgit pourtant une vérité, observe encore Daniel Arasse, car elle traduit ce qu’est vraiment l’histoire de l’art, une histoire faite non par les historiens mais par les artistes qui se réapproprient constamment les œuvres qui les ont précédés.  Le philosophe se range alors parmi eux.

 

Ainsi, quand on expérimente, de manière plus modeste, la réception d’une œuvre en cherchant à ignorer les conditions de sa création, il se passe peut-être quelque chose.

Quarante ans et plus nous séparent des autoportraits réalisés par Alain Baczynsky et le regard rétrospectif que nous jetons sur son œuvre est tout sauf un retour en arrière. Le photomaton qui leur sert d’outil et dont certains halls de gare conservent encore le vestige est une machine que les selfies ont rendue obsolète. La mise en scène de soi est à présent un art qui se soustrait aux aléas de l’automatisme et à ses bonnes (ou mauvaises) surprises.

L’époque a changé mais aussi la manière d’accéder à l’œuvre. Nous découvrons Baczynsky à travers un livre, non une exposition. Placés en vis-à-vis, textes et photographies créent un rythme qu’ils bouleversent aussitôt. Rien ne change, ni l’organisation de l’ouvrage, ni le format de l’image, ni le cadre qu’il impose aux mots (ceux-ci entrent coûte que coûte dans le champ, quitte à maltraiter les césures). Et pourtant, cette composition invariable ouvre sur des variations infinies qui malmènent la lecture. Si la mesure du temps spatialise la durée, comme nous dit Bergson, en ramenant un mouvement à sa trajectoire, il y a, sans doute, dans le travail de Baczynsky, de la démesure pour qu’il temporalise ainsi l’espace.

D’abord, le texte semble un commentaire de l’image, un sous-titre qui ajoute ou traduit un sentiment que le visage photographié ne rend pas toujours lisible.

Mais, après quelques pas, le lecteur trébuche. Le cadrage, ajusté au portrait, n’empêche pas la fuite de l’artiste, son glissement vers un bord où il disparait, totalement ou en partie. Le texte aussi est glissant et certains énoncés (« je serai un juif célèbre ») associé à l’image d’à côté prennent une profondeur tragique (la cabine est vide, seul le rideau reçoit l’éclair du flash).

Les écarts se multiplient et le lecteur tâtonne. Entre les mots écrits (qui accompagnent une cure analytique), s’installent les faux-plats qui donnent au récit son relief poétique, et ses silences. Parfois, le cadre reste vide, puis se re-densifie d’une écriture serrée et fébrile.

La pensée est stimulée par ce qui lui résiste. Ici, c’est le vide, le trou d’air qui met l’écriture en mouvement, en faisant vibrer l’espace du livre.

La liberté des associations stimule une entropie grandissante, et nous réalisons, en chemin, que le recto et le verso s’accordent (la connaissance, après coup, du contexte, nous apprend que c’est en effet au dos de l’image que les mots ont été écrits, après chaque séance chez l’analyste. L’autoportrait n’est en fait qu’une médiation entre deux moments de verbalisation, comme le souligne Clément Chéroux. Mais la composition du livre offre d’abord une autre lecture). L’image a son éclairage derrière soi. Le lecteur enjambe et se retourne, il accepte comme l’artiste les ramifications du temps, ses allers et retours que la thérapie produit.  Il patauge avec lui dans un fleuve qui a quitté son lit.

 

Dans un photomaton, la prise de vue est fonctionnelle. Dédié à la photo d’identité, il duplique, sans état d’âme ni parti pris, un visage qui doit évacuer toute expression susceptible d’en altérer les traits. C’est une réplique de soi, d’un moi vidé de sa subjectivité, réductible à des traits qui assurent sa reconnaissance sociale.

C’est en tous cas le message que nous enregistrons aujourd’hui. Pour que l’on comprenne bien à quel usage l’appareil est destiné, un visage lisse affiche la neutralité requise par les formalités d’usage. De ce point de vue, Baczynsky ne joue pas le jeu en posant cigarette au bec, mains jointes ou poings fermés. Il change les règles. Prise en photo, l’identité est au travail et elle travaille l’image qui change avec l’avancée du récit.

Mais, se faisant, l’artiste travaille aussi notre perception amnésique de l’image. Il nous rappelle l’histoire de l’outil, inventé dans les années trente, et offrant un huis-clos qui libère, à l’abri des regards, la puissance expressive du visage (l’injonction actuelle s’en souvient d’ailleurs tacitement puisque la neutralité qu’elle prescrit vient freiner cette puissance). Les autoportraits en rafale offrent ainsi aux surréalistes une alternative à l’écriture automatique et révèlent les faces cachées du visage, observe Clément Chéroux. Dans le film d’Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés), le visage de l’actrice se défait devant l’objectif, il perd peu à peu sa contenance et finit par fondre, en larmes.

Le déclenchement automatique prévient parfois la pose, coupant court à la mise en scène par laquelle l’on essaie de faire bonne figure. Le contrôle par lequel le selfie prend l’image de l’image de soi préalablement composée est pris en défaut par le déclic et c’est la réalité du sujet qui s’imprime, multiple.

Dans le cadre, Baczynsky ne tient pas en place. Il montre à l’objectif, comme au regard du thérapeute, l’identité qu’il dissimule – le sac dans le dos, le visage sous les masques, le cœur de la question dont il dit, jouant avec les mots, avoir fait le tour.

 

L’artiste reste inquiet, comme le lecteur auquel il s’adresse. « Regardez, il va peut-être se passer quelque chose » dit le titre. Annonce d’un événement qui modifierait le cours du livre ?  Appel à lire entre les mots et les images, dans ces interstices qui donnent à l’écriture et l’interprétation leur mobilité ? Espoir de voir les séances d’analyse produire un changement, ou les 242 autoportraits faire œuvre ?

Quel que soit son sens, l’assertion se formule comme une hypothèse qui suggère ironiquement que, pour l’instant, rien encore ne se passe.  Dans la relation réflexive de l’artiste à lui-même, un désir est présent et sans cesse reconduit, celui de construire son histoire. Le lecteur est averti. Il ne doit pas s’attendre à être rassasié, mais inquiété à son tour, non repu par ce qu’il reçoit, mais remué par ce qu’il attend, tourmenté par l’expérience de l’inachevé qui renouvelle son désir d’être soi, et le conduit, à son tour, sur le chemin de la création.

 

 

Exposition Pop Art

30 novembre 2024

L’exposition consacrée au pop art fait la part belle, aux côtés de Lichtenstein, Warhol, Yayoi Kusama, Marisol ou Marjorie Strider, à Tom Wesselmann.

Ses collages importent sur la toile des objets quotidiens, un poste de télévision qui fonctionne, un téléphone qui sonne, une porte de frigo, des serviettes suspendues.

Ces objets transforment la toile en décors de théâtre et se transforment eux-mêmes sur la toile en représentations, emblématiques d’une société. S’animent les natures mortes et les intérieurs domestiques qui empruntent aux affiches publicitaires leurs motifs, leur échelle, leur pouvoir d’attirer les regards et de marquer les esprits.

Tous les thèmes de l’époque se déclinent, le voyage et la route, la pin-up et la bombe, l’électroménager, les logements fonctionnels, et les nues extasiée par une révolution sexuelle en marche. Mais le traitement varie peu, et les surfaces sont lisses, les couleurs franches et les assemblages fournis et hétéroclites.

Wesselmann finit par renouer avec l’abstraction contre laquelle il s’est d’abord élevé, en réalisant des sculptures en deux D par superposition de plans peints cartonnés par lesquels enchevêtrent des formes géométriques.

Si l’on écarte cette évolution finale, les œuvres se multiplient et dupliquent sans fin les accumulations d’objets et cette abondance laisse le spectateur étourdi, nauséeux, comme le consommateur avec lui.

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