Certains films se regardent les yeux fermés. On tend l’oreille aux bruits d’oiseaux, puis au son qui s’intensifie comme un soleil levant. Il y a une aube, il y a un matin. Premiers plans.
Les formes sont d’abord vagues, mentales, librement associées. Un disque-opale se transforme en hublot derrière lequel naviguent des fils et grains croisés. Un treillage apparait, puis la trame d’un échafaudage. Le spectateur ne découvre l’atelier de sculpture de Morgane Tschiember qu’en recouvrant la vue d’ensemble. Le film de Xavier Mussel l’a construite par aperçus, comme Cézanne fait, par touches, surgir la montagne Sainte-Victoire. C’est une vision naissante qu’il met en scène.
Cet univers blanc-beige, monochrome, aux couleurs des yeux de l’artiste, est aussi un monde en gestation. Une forme étrange et charbonneuse surgit, du fond des âges, et dans des billes en verre, est contenu tout un monde, glaciaire ou aquatique. Un choeur de femmes, prêtresses, célèbre cette traversée de l’espace-temps.
Ouvrir ainsi les yeux et mettre le regard au travail est à la fois l’expérience de l’artiste qui se souvient de son enfance, et l’expérience que le film propose au spectateur. D’abord, la caméra est tactile et filme à fleur de peau le visage de Morgane, comme l’aveugle explore du bout des doigts. Mais, parce que la vue apprend du toucher, la caméra fait surgir ensuite, en plans serrés, des détails qu’il s’agira de com-prendre ou d’assembler. Ainsi, paraissent des matières-échantillons de cratère, de magma volcanique, de carton racorni, ou encore les colonnes écroulées d’un temple imaginaire ou des bouts de grotte et de coquilles, fossilisées.
Et, soudain, des formes enroulées, repliées, naît un souvenir, celui des « capsules en bouquet » que décrit Marguerite Duras, de ce « fer devenu vulnérable comme la chair », au musée d’Hiroshima. Commencement et fin du monde se superposent dans une vision redevenue floue.
Tout recommencera, dit Duras, dans la hantise d’une autre bombe.
Tout recommencera, suggère Morgane Tschiember, et cette formule n’est plus un mauvais présage, mais une promesse. La vision, naissante, renaîtra. Elle surgira de l’imaginaire, du corps qui touche et manipule, du corps touché qui s’amuse à produire la restitution visuelle des gestes dont il a senti sur lui le tracé. Elle surgira par la grâce de l’enfant qui sait raviver les mémoires.
Sylvie Lopez-Jacob