Chaque plat est une île. Placée au centre, la nourriture est un promontoire, un archipel, une dune, entourés d’eau. Ici, un lac rose, aux parfums de fraise et de rhubarbe, encercle des asperges crues, en bâtonnets serrés et dressés pour former une falaise. Là, un bouillon baigne d’une eau presque noire le récif, dentelé comme un corail, d’une tripe sur laquelle des coques sont hissées, à l’abri du naufrage. A marée basse, dans une réduction de sauce, émerge un homard ou ses abattis qui servent d’étai de fortune à un monticule de chair tendre, celle d’un navet juste cuit, coiffé d’un champignon en corolle qui lui donne des allures de volcan. Une mer, lactée, trace le cercle parfait d’une pleine lune, un halo au milieu duquel repose, étendu de tout son long, un rouget rendu lisse par une peau couleur caramel.
Chacun de ces paysages s’aborde par des chemins de traverses. On y accède par un sentier qui bifurque et déjoue l’attente, au détour d’un grain d’épice, inaperçu, dont la saveur explose sans préavis. Ici, l’on comprend ce que découvrir signifie : s’ouvre sans cesse sous l’impression dans laquelle on s’installe, une autre par laquelle on s’en trouve délogé. Au milieu du croquant d’un légume s’immisce la texture tendre d’un coquillage, dans une fraicheur lactée, la pointe acidulée d’un éclat de céleri. La saveur est parfois allusive, quand s’ajoute au jus savoureux d’un canard la réminiscence du cacao. Mais cette présence, surgie dans l’instant ou durablement évoquée, suffit à tromper l’attente pour maintenir vive l’attention.
De l’Italie, la cuisine de Michel Troisgros tire ses saveurs et son croquant. Dans les ravioles au parmesan, dans les tomates séchées qui croustillent, dans le basilic, se rassemblent, concentrés en une seule sensation, tous les voyages et leurs souvenirs.
Du Japon, la cuisine tire sa pratique. Son art du déplacement est martial.
Dans son ouvrage Le corps conscient,André Cognard le souligne : l’aïkido joue sur le temps « en déplaçant le moment du contact soit en l’anticipant, soit en le différant », il joue sur l’espace en déplaçant « le lieu de la rencontre », il joue sur la forme en donnant à voir « une posture qui se transforme le temps de l’attaque ». La cuisine est cet art quand elle présente aux yeux une forme qui se transforme sous le palais. L’oeuf en coquille dans son nid de paille est pour qui le goutte une toute autre réalité qui déjoue la vue. Encore le démenti est-il progressif car l’on brise d’abord la coquille avant d’oser la mettre en bouche. Quant au jaune d’oeuf, il ne doit son identité qu’à la saveur acidulé qui l’impose comme un fruit. Elle joue sur le temps quand elle diffère la sensation gustative que la vision anticipe et l’interrompt soudain par l’intrusion d’un goût imprévu. Elle joue enfin sur l’espace par un agencement précis qui dissimule le réagencement que produisent les collusions de saveurs.
Lorsque nos sens convergent et que nos attentes sont comblées, le plaisir de manger trouve sa limite. Aspect, odeur et goût collaborent sans surprise pour nous conduire vers une destination connue.
C’est, au contraire, de leur déhiscence que naît l’invention. L’écart, le pas de côté, la rencontre inédite maintiennent nos sens en éveil. Le repas devient alors une expérience de laquelle la conscience tire sa vivacité.