Visite effectuée le 27 juin 2017
Exposés à Beaubourg, les portraits de Cézanne sont d’abord dessinés, à la mine de plomb ou au fusain. Des portraits sont peints aussi mais selon un traitement novateur qui fait date dans l’histoire de l’art moderne.
D’abord les visages ne sont pas lisses et homogènes, ils n’ont pas le modelé du marbre blanc et rosi par la combinaison invisible des coloris. Ils sont sculptés. Leur peau est une pâte ou un enduit posé par couches. La peinture est traitée comme l’argile et les figures sont façonnées comme des édifices, par tranches ou par tronçons dans des tons ocre et brun.
Se posent par touches des couleurs vives qui donnent au ton ses modulations. Dans la série des portraits de Mme Cézanne, les mains croisées sont des palettes où le vert, le rouge, le brun, le bleu, se côtoient, d’abord sur un fond neutre puis sur l’arrière-plan intime d’une pièce meublée. Ailleurs, c’est un enfant au chapeau jaune, le fils du peintre, ailleurs encore, un paysan.
Tous ces visages ont en commun une étrange absence, un regard vague qui se détourne sans se poser. Quand les yeux se fixent sur le spectateur, comme dans les autoportraits, c’est avec une sévérité qui leur ôte toute expression. Progressivement, le fond finit d’absorber la figure, du moins ils se combinent dans un même traitement.
Et l’on songe devant ces toiles aux analyses de Merleau-Ponty. Les personnages, comme les paysages, le visage comme la montagne, n’ont pas la perfection du modelé, l’achèvement de la forme et du volume. Au contraire, ils émanent d’une modulation qui rend visible le procès de la peinture. Chaque touche est un geste dont le support garde la trace. Les choses « se mettent à bouger couleur contre couleur, à moduler dans l’instabilité1 ». Si la montagne « se fait montagne sous nos yeux2 » comme au premier matin du monde, c’est parce qu’elle se construit d’une touche à l’autre, une couleur après l’autre, selon une progression dont on suit des yeux la genèse. La modulation du ton par la touche porte ainsi la mémoire de l’ouvrage, comme la chronophotographie détaille le déroulé du mouvement.
C’est bien le temps qui s’inscrit sur l’espace de la toile et la mémoire de chaque instant qui œuvre à l’apparition du tableau.
1 – Merleau-Ponty, l’œil et l’esprit, Paris, Edit Gall, 1964, p.66
2 – Ibid., p.29