Nicolas Philibert, Sur l’Adamant (2023)
Ceux-là ont les pieds sur l’eau.
Le film lui fait la part belle quand il s’attarde sur ses miroitements qui donnent des lumières de la ville ou du soleil couchant une version adoucie.
Sur ce bateau niché près d’un pont, on arrive en professionnel, muni d’une clef qui ouvre d’abord la grille d’accès à la passerelle puis la porte du bâtiment bardé de bois. Les malades y parviennent plus tard, d’un pas lent et résolu.
La journée s’amorce par un rituel : actionnés mécaniquement, les claustras se lèvent, comme des paupières, et laissent passer une lumière tamisée. Filmé de l’extérieur, puis de l’intérieur encore désert, le rite organise sur deux jours la durée du film. Une troisième journée se profile avec une dernière levée de ces rideaux de bois sur laquelle le film s’interrompt, pour laisser l’histoire du lieu suivre son cours, hors caméra.
Avant ce découpage du temps, une séquence d’ouverture nous saisit. Un homme en plein tour de chant entonne un morceau, accompagné d’un autre à la guitare. La voix est juste. L’interprétation est expressive, sans excès. C’est une performance dont on se souviendra.
Averti de la nature du film, un documentaire sur un hôpital de jour qui accueille des malades mentaux, le spectateur cherche malgré lui des indices. Seule la bouche édentée de l’artiste peut nous faire penser qu’il n’est pas un chanteur comme les autres. Il ne se montre pas, mais donne à voir. Puisée dans le répertoire du groupe Téléphone, la chanson « la bombe humaine » sent soudain l’histoire vécue. Elle annonce le sujet du film. Pendant la prestation, des gens à l’arrière-plan circulent, café ou cigarette à la main. Malade ou soignant ?
Comme toujours, quand il est question de maladie mentale, le spectateur est en alerte, car le « presque semblable » inquiète. L’étrangeté est troublante quand elle mêle le proche au lointain, un presque rien qui fait la différence : une question venue trop tôt dans le déroulé d’un débat, un trait d’humour qui se brise sur un silence trop long, un rire trop crispé pour être autre chose qu’un rictus. Sur le terreau de nos émotions communes ont poussé des états hors du commun.
Fleurissent aussi des récits du monde qui bousculent nos perceptions ordinaires. D’une séquence à l’autre, les exemples se multiplient. Un homme fait un dessin façon art brut. Il décrit un long cou placé latéralement, un nez plongeant, un œil en amande. Il admet que, pour voir un visage, il faut le vouloir. Puis, il répond à la question du titre : le pif qui n’aurait pas dû être là. Humour pince sans rire ? Un jeune homme présente en bafouillant une singulière vision des choses. D’abord confus, son discours s’articule. À certaines occasions, une mimique trouve, selon lui, un trait physique pour s’énoncer puis s’associe à un animal ou un végétal. Ainsi, la moue que fait souvent l’indécis a son expression dans le collier de barbe, qui n’est autre qu’un cou de pigeon. Le crâne chauve est aussi, à l’instar du monde du poète, une orange. Surréalisme ? Un autre, toujours jeune, écoute dans les bruits du monde des pensées qu’il déchiffre.
Jeu de langage ? Poésie ?
Mais la maladie mentale n’est pas un jeu. Le jeu se nourrit des écarts que la maladie ignore. Pour elle, rien ne distingue du réel la fiction, et le monde est tel qu’il est perçu. Si, dans le film, un vieil anarchiste a pour nous l’allure de Gainsbourg, il ne joue pas comme lui un personnage. Il est, comme il le dit, la réincarnation de Van Gogh, et il cherche pourquoi. Il nous confie, après enquête, avoir trouvé la vérité. D’ailleurs, au début du film, l’un des malades nous a d’emblée mis en garde. Vous verrez ici des acteurs qui ne savent pas qu’ils sont acteurs.
Le malade est un poète qui s’ignore. Car il ignore le décalage dont la poésie se nourrit.
Ce décalage n’est visible que pour le spectateur. C’est parce que nous percevons cette façon d’être au monde comme décalée que nous lui conférons une dimension poétique.
En revanche, plusieurs patients se révèlent, au cours du film, d’admirables musiciens.
Pour construire cette galerie de portraits, tantôt la mise au point se fait sur les visages, déconnectés d’un arrière-plan flouté, tantôt elle se fait sur l’action, reconnectée au lieu (et pour cela thérapeutique), qu’il s’agisse de dessiner, de cuisiner, servir au bar ou faire les comptes. Certains plans sur l’eau qui scintille, sur les péniches ou les passants offrent des échappées belles qui relient à la ville le lieu, abrité comme une île.
Quand ils regardent la caméra les regarder, les visages se livrent dans leur beauté ou leur chaos. Quand ils se confient à elle, ils traduisent une lucidité confondante. L’hôpital, dit l’un d’eux, n’est pas une prison, mais un lieu où l’on communique. Encore faut-il pour se faire prendre des médicaments. Sans eux, il serait, avoue-t-il, délirant. Son discours nous met en garde contre une vision utopique de la maladie. Elle peut toucher ou fasciner de l’extérieur. Mais, vécue du dedans, c’est un enfer de voix qui résonnent et ripostent à chaque tentative d’évasion.
Une vieille dame au regard vert d’une intensité inoubliable lâche un mot. J’ai perdu ma liberté.
Et l’on reste accroché à ce cri qui contient toute la servitude du monde.
L’excès auquel la folie s’associe n’est pas un débordement, mais une concentration qui donne au drame une singulière densité.
À ces patients de l’Adamant, la folie a donné un concentré d’humanité que le film vient nous livrer en partage.