L’image nous parle
À propos du « Règne animal » de Thomas Cailley
Le souvenir que l’on garde d’un film en restitue rarement le déroulé. Il prélève des fragments.
Quand il concerne notre existence, le souvenir opère par strates, et Bergson nous l’explique. Il faut, d’un saut, aller le chercher dans la couche où le temps vécu, feuilleté, l’a inscrit : souvenir d’enfance, de jeunesse, de vacances.
Quand il s’agit d’un film, le souvenir procède par flashes et surgit comme un pan de mur en plein phares. Un plan, soudain hors contexte, nous parle.
Un profil d’ours et un profil d’adolescent humain se tiennent front contre front.
Le regard de l’animal a une insistance insolite.
La mémoire du spectateur joue son rôle et transforme la vision du plan en lecture. Dans le récit, la mère, touchée par une maladie mystérieuse, est devenue l’animal que l’on voit à l’écran mais elle garde sur son fils, qu’elle retrouve au milieu du bois, son regard de mère.
Le fils est touché lui-même par une maladie semblable qui en transforme déjà les traits.
La rencontre survient et prévient l’appréhension. Elle survient et déjoue l’affrontement redouté. Elle installe, en dépit de tout, le lien filial que la métamorphose semblait rendre improbable.
Le plan fait sens dans le montage où il s’inscrit. Mais la parole qu’il profère est ailleurs.
Elle est dans sa façon unique de poser une question commune. Faut-il avoir amorcer sa maturation pour nouer un lien profond avec un parent qui a déjà achevé la sienne ?
Cet échange des regards fait songer à cette main paternelle dont s’empare l’enfant à la fin du Voleur de bicyclette (le fantastique est réaliste à sa manière). L’enfant grandit quand il peut voir son père pour ce qu’il est, en marge de ce qu’il donne, au-delà de la fonction qu’il remplit. L’adolescent peut soutenir la rencontre non parce le regard de sa mère a échappé à la mutation qui rend son corps méconnaissable. Il soutient la rencontre car lui-même est touché par cette mutation.
Image de cette vieillesse qui altère nos images parentales jusqu’à les rendre méconnaissables aussi longtemps que le processus qui les affecte ne nous affecte pas ? Parabole de l’altérité dont il faut surmonter l’apparente étrangeté pour admettre qu’un lien nous lie ? Image de la déshumanisation qui nous guette quand il s’agit d’éliminer le dissemblable que notre rejet même rend violent ?
Ainsi parle-t-on d’image quand on cherche à faire état d’une complexité que le discours déploie. Pourtant, est-ce ainsi que l’image nous parle ?
Ce qui la fixe dans notre esprit, c’est sa simplicité, car en elle se concentre les questionnements que le cinéma est capable de réveiller en nous.
Elle nous parle comme le fait l’unique trait de pinceau, car en lui réside toute la peinture.