A gauche, en entrant, Sophie Calle nous cueille, avec une photographie de son père, prise avant sa mort. Le portrait surgit et s’efface aussitôt, laissant place au récit par lequel il prend vie. Il surgit à nouveau puis, s’efface. En face, c’est la photographie d’un fantôme. Un suaire blanc recouvre un ours blanc, qu’on verra à l’étage, dont il laisse deviner la forme et dont il magnifie la stature. Un autre texte, posé à côté, se laisse aller à des associations qui convoquent le temps présent et l’enfance. L’animal menaçant est devenu menacé, comme le père que l’âge rend fragile. L’ours, présent et invisible, est à l’image du père absent.
Les morts, les autres, sont là, réunis dans une autre pièce. Ils ont pris la forme d’animaux empaillés, quasi vivants, mobilité mise à part. Monique, la mère, est une girafe qui regarde de là haut, morte elle aussi, et de haut, sans bienveillance. L’exposition commence comme une collection de vestiges, de fragments intimes, d’évocations tourmentées. Un trio œdipien, somme toutes ordinaire, met en scène, à travers l’ours et la girafe, les figures parentales, protectrice ou sauvage, des figures tutélaires ou neutralisées.
A l’étage, on traverse les pièces du musée, pièce au tigre, pièce aux trophées. Les fusils décorés sont en vitrine, les tableaux de scène de chasse sont aux murs, les figurines en faïence peinte sont sous scellés. Sur les natures mortes, les volailles et les chats sont morts, alanguis sur des tables au milieu des plats.
Un instant, l’on croit faire fausse route, avoir perdu l’exposition en route, s’être tout bonnement égaré. Mais de petits cadres à peine éclairés présentent de petits textes signés SC. Ils nous rattrapent au vol et nous réinstallent de manière imprévue dans la visite. A la lecture, des anecdotes résonnent comme de vrais faux souvenirs qui convoquent la mère, encore, et le père, constamment. Ils mentionnent aussi les hommes, aimés ou fuis, les promesses, avortées, de mariage, les voyages et les morts. Des objets insolites font leur apparition, c’est-à-dire que l’on réalise leur présence, incongrue dans le décors. L’on remarque, au milieu de la vitrine, un sèche cheveu parmi les bibelots, ou un portait de Freud entre des scènes de chasse à cour. Un chat empaillé est pendu sur le siège d’un fauteuil, sous des scènes de félins en chasse, un drap brodé est replié sous les hallebardes.
Un moment désarçonnée par une exposition qui se dissémine, discrète au sein du musée, la pensée récupère et reprends ses droits. Elle se met à établir des liens, et des analogies dans cet assemblage qui les brise ou les tait. Le chat pendu devient, peut-être, l’image inversée des félins qui s’attaquent à leurs proies. L’amour courtois que mettent en scène les figurines trouve sa version obscène dans la forme phallique d’un dessert de fruits plastifiés, le sèche cheveu emprunte au cor sa courbe vague. Mais, parfois, la pensée logique s’exerce en vain, et le landau, posé là, est seulement un landau.
L’on comprend, si tel est le but, que la chasse et les natures mortes (encore en vie plutôt, dans la version anglaise) font écho au monde de l’artiste, à sa manière de parler de soi comme d’un être en sursis, moins présent que ces disparus qui peuplent ses évocations, ou ses photos de sièges, vides, dans un parc ou une allée par avance désertés.
Soi-même, on part en chasse, à la recherche de cette psychanalyse qu’on dit sauvage, imaginant, par conjecture, le dégout éprouvé par l’artiste pour avoir survécu au père défunt, même si son deuil, ressassé, n’est pas dénué d’humour (ainsi, écrit-elle, à la mort de mon père, je n’avais plus d’idées. Je suis donc allée chez le poissonnier qui m’a conseillé le saumon. Et c’est, à côté du texte, de leurs dépouilles luisantes que se tisse la tenture exposée). L’on s’amuse, aussi, des comparaisons explicites, qui présentent la quête de l’âme sœur comme une chasse, alignant les trophées pour les classer en catégories. Sur le dernier panneau, les petites annonces du chasseur français, compilées, le signifient clairement. Des hommes cherchent des femmes « avec ou sans tâche », infirmes ou pas, « intelligentes mais non intellectuelles », rondes ou de bons revenus.
Mais, se faisant, on prend conscience de cette question : que peut faire d’autre la pensée que de se mettre en chasse, de se lancer sur les traces d’un gibier, qu’il prenne la forme d’une œuvre, ou d’un film, ou d’une exposition ? Que Sophie Calle trouve dans ce monde de bêtes empaillées un climat propice à l’évocation de son monde, ou que, par ricochets, ses photos et ses textes transforment les scènes de chasse en parabole, cela importe finalement peu. Ce qui compte et s’impose, c’est l’effort manifeste que déploie la pensée sitôt qu’elle sent sa prise lui échapper, comme le fait la présence insolite, dans un décors convenu, d’objets et de mots qui lui sont étrangers.
Le cinéma moderne invite, par ses ellipses, à reconstituer les liens manquants. L’exposition opère ainsi. Et la pensée, détournée d’abord de ses habitudes et de ses attentes de cohérence et d’homogénéité, déroutée, trouve à se rétablir, quand elle restaure sa pratique et créé des liens. Alors, elle brandit l’œuvre comme un trophée.
Plus que l’analogie entre des univers et des climats, la chasse, dont le musée offre la représentation et dont l’exposition, ainsi semée, propose l’expérience, met la pensée face à elle-même. Elle met le spectateur face à la pensée, à la prise qu’elle exerce sur la vision, et la visite, quand elle la désoriente par son impuissance et en rétablit le cours par ses rétablissements.