Préambule
Certains livres sont des sentiers de montagne : leur déclinaison, d’emblée, met le promeneur au pas. Elle lui fait adopter la cadence par laquelle avancer, sans essoufflement. A chaque inflexion de la pente, le promeneur réoriente son attention, tantôt concentré sur sa marche, tantôt distrait. Il réajuste son horizon qui s’élargit ou se resserre, comme un soufflet. Il se maudit, parfois, d’avoir tenté l’excursion mais, toujours, la Nature, magnanime, lui réserve cet instant heureux que l’on nomme joliment point de vue, où il éprouve le contentement de découvrir ce qu’il ne cherchait pas.
La lecture du Commerce des regards, de Marie-José Mondzain, a réveillé en nous la randonneuse qui sommeille et réouvert son bagage philosophique. Au détour du chemin, ses réflexions sur l’image et les usages ou mésusages dont elle est la proie ont transformé, à nos yeux, un passage balisé en une piste nouvelle, nouvellement défrichée.
Dans un chapitre célèbre de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel trace le portrait d’un personnage qui se perd en chemin. Il échoue dans une impasse et sa déconvenue devrait encourager chaque voyageur à reconsidérer son itinéraire.
Ce personnage est celui que Hegel nomme le Maître. Celui-ci, comme le renard de la fable, ne vit qu’aux dépends de celui qui l’écoute. La stratégie de manipulation qu’il met en œuvre ne vaut que si un autre accepte d’en faire les frais. Ainsi, le maître n’existe que si l’esclave le reconnaît comme tel, et l’esclave tient lui-même son statut de cette acceptation. L’esclave a quelque chose à sauver (sa vie, son travail, sa famille), et le prix à payer, il le sait, c’est de renvoyer à celui qui lui en intime l’ordre une image, flatteuse, qui lui tienne lieu d’identité. L’esclave se fait miroir docile qui ne contredit jamais celui qui est en mal de puissance, pas plus que celle qui se rêve la plus belle. Cette situation pourrait durer et avec elle, la domination qu’elle installe, si Hegel n’en venait à en souligner les limites. Alors que le maître se repose, rassasié de reconnaissance, et que l’esclave semble jouer, par peur, le jeu, un troisième homme survient, le penseur, pour observer l’anomalie. Le maître est-il vraiment parvenu à ses fins en s’enchaînant de la sorte aux jugements d’un autre, lui qui se prétend libre ? Cette dépendance le ligote dans une contradiction qui l’empêche de bouger, comme l’impasse interdit le pas de plus. Plus encore, en croyant son désir satisfait, le maître se prive lui-même de toute évolution. Il revendique une liberté dont il se montre indigne. Ainsi est programmée sa déchéance.
Or, le maître ne fait-il pas déjà fausse route en choisissant l’image comme moyen de satisfaire son désir ? A quoi tient son échec ? A quoi est dû son enfermement ? Le livre de Marie-José Mondzain nous incite, hors du cadre hégélien, à reconsidérer cette question.
1) Le désir à l’épreuve de l’image
Le désir et l’image sont intimement liés et le maître l’oublie, en pensant que l’un peut trouver en l’autre son issue. Il semble ignorer qu’une image ne saurait satisfaire un désir, car, au contraire, elle l’excite.
Le désir est un manque qui aspire à être comblé. Platon, dans le Banquet, nous rappelle que le désir est pauvre comme sa mère (Penia), et, comme son père (Poros), ardent chasseur. Ainsi, seul un être dont on désire la présence nous appauvrit par son absence. Et c’est parce qu’on l’a désirée que sa présence nous enrichit. Or, l’autre que l’on voit en image n’est ni présent ni absent. Il est présent dans son absence. Par cette semi-présence, l’image comble partiellement le désir, donc elle l’attise dans le même temps. Marie-José Mondzain le souligne : « Point d’image sans dépossession, toute image fait le deuil d’un corps pour faire vivre un désir ». La fille du potier Butades de Sicyone l’a compris quand elle dessine, avant qu’il ne parte, l’ombre du visage de son aimé. Dans cette légende, l’image naît du désir et elle le maintient vivace par la quasi-présence qu’elle préserve.
Le cinéma nous rend cette expérience sensible. Prenons pour exemple le film d’Hitchcock,Rebecca. Une jeune épouse arrive dans un manoir qui respire, transpire la présence de l’autre épouse, défunte. Tous tacitement lui vouent un culte, et surtout la gouvernante. Chaque objet lui ayant appartenu est une relique, une quasi-présence de l’absente qui alimente son adoration. Sur le mur de l’escalier, un immense portrait peint la disparue. Pour un bal donné dans la maison, la nouvelle épousée a la mauvaise idée de s’habiller comme le portrait. Quand elle descend, le soir venu, ainsi vêtue, elle donne soudain corps à l’absente, et cette présence iconoclaste est pour les proches insupportable. L’image de la disparue a pris corps, perdant ainsi son pouvoir de séduction, sans que ce corps puisse construire une autre image qui le rende à son tour désirable car il est la copie conforme du portrait.
L’image excite le désir car elle ne le satisfait qu’à demi. Elle ne peut donc combler l’attente du maître hégélien. Ainsi, son désir de reconnaissance trouve dans l’image renvoyée par un autre à la fois une satisfaction (se voir dans les yeux d’un autre) et un échec (se voir en image, c’est ne se voir qu’à demi). C’est l’ambiguïté de l’image (qui livre et soustrait en même temps) qui donne à la satisfaction du maître son caractère illusoire.
Au contraire, la satisfaction de l’esclave est réelle grâce à l’oeuvre qu’il produit. C’est là le second temps, celui du renversement, que décrit Hegel : si le maître devient esclave en s’enchaînant au regard de l’autre et en se fixant dans une situation sans issue, l’esclave quant à lui s’affranchit. Il travaille, c’est-à-dire qu’il transforme la matière objective en lui imprimant « son cachet personnel» et, ainsi, il se reconnaît dans son œuvre. Cette présence à soi que l’imagene parvient pas à donner, l’esclave la découvre dans lecorps de son oeuvre.
Or, Hegel le précise, l’oeuvre renvoie à l’esclave (mais aussi, selon lui, à l’artiste) comme « un reflet de lui-même ».
Ainsi, se reconnaître dans son œuvre, c’est se faire, en la contemplant, une image de soi. La création (produire une œuvre qui nous ressemble) est source de réflexion (produire une image de soi).
Mais alors, qu’est-ce qui distingue l’image qu’un autre nous renvoie et l’image que l’on se fait de soi-même ? Pourquoi l’une conduit-elle le maître à une impasse, et pourquoi l’autre conduit-elle l’esclave à un dépassement ? Comment comprendre l’échec du maître ?
2) La croyance ou la mort du désir.
Le sujet est pour lui-même un projet, observe Merleau-Ponty. Dans l’image que l’on se faitde soi, l’inachèvement est visible qui rend si ardue la tâche de donner de soi une définition. L’image est fidèle à son statut. Elle ne satisfait qu’en partie notre désir de nous connaître et c’est ainsiqu’elle le maintient vivace. D’une création à l’autre, se dessine un peu plus le portrait de soi. La création nous inscrit donc dans un devenir qui nous fait tendre vers la connaissance de soi, à jamais différée, donc toujours poursuivie.
L’esclave hégélien, créateur, est donc dans la recherche de soi que le travail créatif implique.
Mais qu’en est-il du maître ? Il est enfermé dans l’illusion d’un désir de reconnaissance satisfait, et l’impasse vient de là. Pourquoi cet enfermement ? C’est qu’il croit trouver dans l’image que l’autre lui renvoie son identité. Il oublie qu’il ne s’agit que d’une image.
Ainsi, sa misère ne vient pas tant de l’image que de la croyance qu’elle suscite. Cette croyance nous permet de comprendre la nature de l’impasse décrite par Hegel. Il manque au maître, dit-il, l’expérience de la négation de soi (antithèse) sans laquelle il n’y a pas d’évolution dialectique (comment devenir autre si l’on n’accepte pas de nier ce que l’on est ?). Or, l’absence de négation de soi n’est-elle pas justement ce qui caractérise la croyance ? Croire, c’est ne pas douter. C’est être une pure puissance d’affirmation !
C’est parce qu’elle le prive de désir que la croyance prive le maître d’évolution (en ayant l’illusion d’une identité achevée, il n’a plus le désir de la construire).
C’est aussi parce qu’elle ôte à l’image sa puissance qu’elle instaure un pouvoir dont le maître devient, à son insu, esclave.
En effet, la puissance de l’image (le pouvoir qui lui appartient) est de nous émouvoir, littéralement de nous mettre en mouvement. Marie-José Mondzain le rappelle : l’image, comme la trace ou le signe, nous oriente vers un au-delà. L’invisible cohabite dans l’image avec le visible et nous force à l’exploration (hors-champ, implicite, symbolique ont ce pouvoir suggestif). La grande œuvre est celle qui préserve le sens de l’image, en donnant au spectateur sa juste place, celle qui invite au déplacement. Devant une toile de Soulages, de Monet, rester statique c’est ne rien voir ! Godard observe : « on ne veut pas voir quand on a peur de perdre sa place » (Alain Bergala, Nul mieux que Godard).
L’image doit donc sa puissance au fait d’être une icône, c’est-à-dire de nous orienter vers autre chose, comme l’icône vers le dieu dont elle n’est que l’évocation, et non l’incarnation. L’icône, imagede la divinité, nous transporte vers celui-ci, à l’inverse de l’idole, corps de la divinité, qui réclame qu’on l’adore, elle et rien d’autre.
L’on pourrait dire, en ce sens, que l’image de soi est une icône de soi, car elle indique un moi dont l’identité reste toujours à découvrir. L’image de soi a cette puissance de projeter l’identité comme un horizon vers lequel on n’a de cesse d’aller.
Par contre, entre les mains de ceux qui cherchent à assoir leur pouvoir, les images deviennent des idoles, c’est-à-dire des réalités auxquelles on croit. Il faut « faire voir » pour « faire croire ». La propagande nous fait croire que l’image et le réel ne sont qu’un. Tout est là, prétend-elle, et cette croyance vient à bout du désir « d’aller voir ». L’image perd sa puissance pour devenir un outil de domination.
« L’image est trompeuse quand on oublie qu’il ne s’agit que d’une image ». Cette remarque de Marie-José Mondzain n’est pas sans rappeler la formule célèbre de Godard : « ce n’est pas du sang, c’est du rouge ». Cette phrase est éminemment politique quand elle dénonce les « stratégies d’aveuglement » qui donnent aux tyrannies leur fondement.
Le maître hégélien s’aveugle quand il croit en l’image que l’esclave lui renvoie. Il oublie qu’il ne s’agit que d’une image. Et il donne sans le savoir le pouvoir à l’esclave.
Si Godard s’adressait au maître hégélien, il lui dirait : ce que l’esclave te renvoie en miroir, ce n’est pas toi, ce n’est qu’une image ! Nul doute que cette parole serait libératrice.
Les mots pourraient défaire l’illusion à condition qu’ils soient entendus. Or, le maître se montre sourd autant qu’aveugle. Pourquoi cet enfermement ?
3) Le désir de reconnaissance ou la mort des désirs.
Le maître est esclave de sa croyance car il reste prisonnier de son désir de reconnaissance. Le désir d’être reconnu n’est pas un désir parmi d’autres, mais c’est un désir qui étouffe tous les autres et qui menace la liberté. C’est le sens de la leçon que le conte d’Andersen nous suggère.
Ce conte, dont on trouve l’origine au XIII siècle, est celui du « roi nu ». Pour rappel, il évoque la visite à la cour de deux escrocs qui promettent au roi de lui tisser un vêtement de la plus belle étoffe. Celui-ci a plusieurs avantages : non seulement il offre au roi une parure luxueuse, mais en outre, il lui permet mieux connaître son entourage : ceux qui sont idiots, ou indignes de la fonction qu’ils exercent, seront, prétendent les faux tisseurs, incapables de voir le vêtement. Les deux escrocs déclarent se mettre au travail jusqu’au moment venu d’habiller le roi. Le vêtement tant promis est bien sûr inexistant, mais le roi et sa cour n’osent pas l’avouer de crainte de paraître idiots ou indignes de leurs fonctions. Le roi parade sous les yeux de tous. Seul un enfant ose s’écrier : « Mais le roi est nu ! ».
Ce conte (qui connaît lui-même plusieurs versions) nous pose une question, souligne Marie-José Mondzain : est-ce que ce sont les yeux qui font voir ou bien les mots ? Et le conte nous répond lorsqu’il met en scène le pouvoir « de faire voir avec des mots » : tout le monde se range au discours officiel qui indique qu’il y a quelque chose à voir alors qu’il n’y a rien. Tous adhèrent à l’image que les mots fabriquent de toute pièce. Pourquoi ? C’est que, observe Mondzain, cette fable renvoie les hommes à leur faiblesse et « à l’importance pour chacun de préserver son image sociale et ses privilèges dans le regard des autres ».
Comment ne pas reconnaître ici une version de la dialectique du Maître et de l’Esclave ? Comment ne pas voir que cette relation décrite par Hegel nous renvoie en miroir l’image de notre condition ? Le désir de reconnaissance nous fait croire à ce qu’on nous dit de voir, pour préserver notre image dans le regard de l’autre. Se ranger au discours consensuel pour ne pas risquer le déclassement, voilà ce qui nous rend muet, comme est muette la foule qui admire le tissu inexistant mais tant vanté. Au contraire, l’enfant a l’audace de dire qu’il ne voit rien car il n’a aucune image à sauver. L’enfant ne cède pas à la pression du discours et il ose dire ce qu’il voit. Plus que jamais, l’enfant est le modèle du philosophe, et de tous ceux à qui la liberté importe.
Platon déjà oppose le philosophe à l’ignorant. Est ignorant non pas celui qui ne sait rien, mais celui qui croit savoir. Et la croyance met l’ignorant dans l’impasse, à l’instar du maître hégélien. L’ignorant ne désire pas un savoir qu’il croit déjà posséder, pas plus que le maître ne désire devenir autre chose que ce maître qu’il croit être aux yeux de l’esclave. La croyance tue le désir et condamne à l’immobilité. Le philosophe au contraire, « sait qu’il ne sait rien » et il désire savoir. Il met en doute la croyance et garde vivace le sens de l’étonnement.
Conclusion
Philosopher n’est rien d’autre que parler sans peur, affronter « sans craindre le vertige et en y tramant du sens, un vide que rien jamais ne comblera », dit encore Marie-José Mondzain, que nous avons choisie comme guide pour revenir en pays hégélien.
Faire face au vide est un risque que ni la foule, décrite dans le conte, ni le maître, évoqué par Hegel, ni l’individu que son désir de reconnaissance domine, ne sont prêts à courir. Mieux vaut croire que le roi est paré, mieux vaut croire que l’esclave est docile et complaisant si le prix de cette croyance est l’assurance tranquille d’être reconnu.
Lorsqu’il est trop impérieux, le désir de reconnaissance menace notre liberté. C’est lui, plus que l’esclave, qui maintient le maître enchaîné. Il préfère idolâtrer l’image que l’esclave lui renvoie plutôt que de se laisser émouvoir par elle.
S’il existe un salut, ce n’est pas tant dans le fait de renoncer à son désir, ni même de trouver d’autres moyens de le satisfaire, comme l’esclave hégélien s’y emploie. Mais c’est de regarder l’image que l’autre nous renvoie en face, en philosophe, « sans la crainte du vertige ».
Nous pouvons, comme le maître, sauver notre liberté si nous nous apercevons que l’image que l’autre a de nous n’a jamais d’autre pouvoir que celui que notre croyance lui confère. Nous réalisons alors que cette image tant désirée n’est jamais qu’une image, c’est-à-dire une esquisse de soi qu’il faut constamment redessiner.
Alors la liberté est sauve quand elle proclame avec audace, à l’instar de l’enfant du conte, et du philosophe, son désir d’aller voir.
Sylvie Lopez-Jacob