Il est un temps où fleurit le langage. Des mots bourgeonnent.
Ils bourdonnent surtout comme les mouches se cognent au carreau. Inlassablement martelés, ils perdent en force ce qu’ils gagnent en fréquence. L’usage que la convention leur réserve est une usure programmée et inéluctable. Qui trouve encore dans les salutations cordiales, apposées au bas d’une lettre, la chaleur venue du coeur ? Qui reçoit comme un réconfort qui chauffe l’âme ce qui n’est qu’une manière commode de prendre congé ? Quiconque veut ranimer ces mots qui s’égarent en formule doit leur ajouter l’étincelle d’un superlatif ou la douceur d’une attention. Très cordialement se charge d’une vigueur nouvelle, bien cordialement, d’un accent tendre. Mais, l’intention pèse peu au regard des coutumes.
Il vient un temps qui change nos habitudes de langage. L’expression par laquelle se nouait l’intime est subitement promue pour une large audience. A l’autre, l’aimé, sur qui l’on veillait, se sont ajoutés les autres dont nous importe le salut, puis la foule, anonyme, qui réclame à son tour l’attention. Chacun dit à chacun de prendre soin de soi, et, disant cela, s’invite parmi ses proches. Le lien social se colore d’inquiétude et la vie, on le découvre, mérite que l’on s’applique.
Y a-t-il plus bel énoncé que celui qui traduit prendre par donner ? Y a-t-il relation plus belle que celle qui veille à cultiver ? A l’heure où les corps se fuient, les mots sont les amarres qu’il ne faut pas délier, si ce n’est à risquer la dérive.
Le temps vient vite où la formule a épuisé le sens des mots. Le temps où l’invite faite à l’autre de veiller sur soi devient aussi froide et distante qu’une salutation cordiale et convenue.
La supplique est trop grave pour être transformée en slogan, si ce n’est à confondre la ferveur avec la prière qu’on marmonne. L’intention est trop pure pour être galvaudée. En passant dans le langage commun, l’expression devient commune et le souci de l’autre n’est plus que politesse.
Il est parfois un temps où des mots inédits redonnent à nos échanges leur sincérité.
Pour prendre soin des autres, peut-être faut-il aussi prendre soin des mots.