L’enfer, c’est les autres?
Les files s’étirent, clairsemées. Les gens s’évitent, dans une distance que mêmes les yeux préservent, en se détournant, comme si l’échange d’un seul regard était une menace. L’on se croise, silencieux, chacun déplaçant avec soi un espace au centre duquel il se tient. L’entre-deux est si dense que la rue vide semble moins déserte que traversée de ces corps perdus dans leur isolement. Désormais, les relations se mesurent à l’aune de l’infection, et non plus de l’affect. Sous le regard des autres, l’individu n’est plus jugé selon les qualités qu’on lui attribue, mais jaugé selon l’éloignement prescrit. En bouleversant la proxémie qui réglait culturellement nos échanges, et singulièrement nos relations, la distance a rendu factice la rencontre qui n’a lieu, dehors, que brièvement, comme si la durée ne pouvait se partager en vases clos.
Le corps de l’autre inquiète lorsque l’on voit surgir au loin la silhouette que l’on sait devoir croiser, et l’on prémédite déjà des stratégies de contournement : dévier, légèrement, de sa trajectoire, détourner, un peu, la tête, et, souvent, baisser les yeux au moment d’arriver à hauteur. Lier contact, même par ce biais, c’est déjà, pour certains, franchir la barrière qu’ils s’appliquent désormais à dresser.
Parmi les interdits qu’on intègre, celui-ci s’inscrit. S’enregistre-t-il durablement ? Que penser du réflexe de ces corps qui sursautent quand ils tombent nez à nez sur l’autre, au tournant ? Une mémoire corporelle est-elle en construction qui s’apprête à conditionner nos échanges ? Comme tout évènement, l’épidémie est une faille par laquelle une continuité est rompue. Mais c’est aussi l’amorce d’un changement dont on ne sait pas encore mesurer les effets.
Au marché, ce sont les mains qu’on surveille dans leurs allées et venues. Elles prennent, pèsent et emballent sous l’oeil des clients qui ne les quittent pas des yeux. Gantées, lavées, elles sont priées de ne pas dévier du circuit qui conduit la nourriture de l’étal au cabas. Quant aux bouches, elles n’entrent à découvert dans l’espace public que pour se tenir closes, et retenir autant qu’il se peut le souffle des mots.
Par chance, l’autre est encore là, dans la chair de sa voix. La voix vaut plus que jamais présence. En elle a reflué la chaleur des corps désormais hors d’étreinte. La voix s’écoute et par elle une vie d’avant s’anime dans un air rafraîchi.
Les voix résonnent et promettent la joie prochaine des retrouvailles.