Chez Depardon, le générique sert d’abord à assigner un genre au lieu. Par les claquements des portes et des verrous qui retentissent hors champ sur les mentions du film, l’hôpital est rangé, comme la prison dont il est un instant l’avatar sonore, dans la catégorie des lieux de détention. Il retient les patients et contient les débordements, ou la vague suicidaire, l’élan meurtrier, la fuite délirante, l’épanchement dépressif.
La question posée par le film est de savoir combien de temps, et la loi en borde avec précision la durée. La loi pose encore la limite qui assigne à chacun un rôle et un pouvoir : le juge n’est pas médecin, il le rappelle, l’avocat n’est pas juge et il n’est jamais filmé autrement qu’aux côtés du client qui lui donne sa fonction. A chacun, ou presque, sa contenance.
Quand les sons laissent place à l’image, dans la première séquence, les couloirs contiennent encore la progression de la caméra.
Pourtant, rien n’en fixe la durée, et c’est par elle que s’immisce l’anomalie dans cet univers ordonné. La lenteur de l’exploration paraît aussitôt excessive, tant il y a peu à voir, comme la largueur des couloirs d’hôpital quand ils sont inoccupés. Dans la cour extérieure, grillagée, la promenade se prolonge au delà du temps qu’exige, pour être traversée, l’exiguïté du lieu.
Le film joue sur l’écart, entre l’espace et le temps (l’un, confiné, trace des limites que l’autre excède, un peu), entre le son et l’image (derrière la porte close de la salle d’apaisement s’échappent des plaintes, non apaisées), entre la contenance des représentants de l’institution maintenus dans leur rôle, et l’allure décontenancée des malades, dont on guette les failles, la fuite, le dérapage.
Les langages à leur tour cloisonnent, comme fait l’espace, ou décloisonnent, comme fait la durée. Un vocabulaire convenu circonscrit le jugement et le diagnostic, et les distinguent, donnant du mal une version intraduisible au patient. Le langage du malade se divise au contraire entre des registres différents, ou ses questions jouent sur les mots : le collège des médecins renvoie un patient à ses années d’école, et la procédure en cours lui fait endosser le rôle du détenu. Par les mots, divers statuts se croisent en lui et cohabitent.
Le patient est filmé en plan serré, isolé dans le champ ou, pour conclure l’entretien, en plan large avec soignants et avocat. Jamais il n’apparaît dans le champ avec le juge dont dépend la poursuite de la détention. Chaque patient a une histoire singulière et des raisons diverses d’être là. Mais chez tous, les yeux sont fixés. L’alternance du montage attribue au juge l’adresse de ces regards dirigés hors-champ.
Mais ce terme, ordinaire, prend un sens extraordinaire. Ce n’est plus un espace que voit le personnage et qui échappe au spectateur, mais un espace que le personnage ne voit pas et par lequel il s’échappe.
Ainsi absorbé, il s’absente et c’est le spectateur qui se prend à en scruter le visage pour guetter l’indice d’une présence. Il observe le patient, alors qu’il regarde seulement les autres personnages. Un débit trop rapide ou trop lent, le début d’une agitation, un sourire qui flotte sans raison, un discours qui s’emballe et s’égare, tout est à prendre pour repérer ce qui cloche dans cet alter ego.
Le patient est le creuset où se concentrent une époque et ses maux, ou bien ses mythes. Les histoires collectives (l’abandon, le viol, le terrorisme ou la gloire usurpée) trouvent dans l’individu leur écho, sans filtre. La pathologie est une absence d’intermittence dans le rapport de l’être au monde, et le malade intègre tout, sans jamais s’absenter pour revenir à soi. Sans battements de paupières, quasiment en apnée, il reste ouvert. Il assimile en foule et en vrac, les histoires de tous et de chacun. Et restitue en flot toutes les aspirations et les espoirs déçus.