« Imaginons qu’un jour, non loin du crépuscule, tu te trouves contraint de parcourir une vaste plaine. La lumière y est blafarde et diffuse. La ligne d’horizon est cependant visible. Et là-bas, tout contre l’horizon, tu crois percevoir des silhouettes indécises : des « gens » sans doute, penses-tu, car tu distingues leurs gestes, et ils semblent s’adresser les uns aux autres. Tu prends peur dans cette solitude plate et tu voudrais te hâter d’aller à leur rencontre. Or voici qu’aux premiers pas un abîme s’ouvre devant tes pieds : une crevasse large et sans fond apparaît. La platitude de ce lieu te l’avait dissimulée. L’angoisse te saisit alors de la nuit qui va venir. (…) Seuls semblent vivants, sur l’autre bord, ces « gens » qui se font signe (…).
Que faire d’autre alors sinon tenter d’entrer dans les jeux de signes de ces « gens de là-bas » ? Donc de devenir à ton tour et depuis ton site signifiant pour eux ? » .
Cette « courte fable » qu’a choisi de nous raconter en son temps Jean-Toussaint Dessanti (Philosophie, un rêve de flambeur) semble aujourd’hui à la fois le récit allégorique de la condition humaine, et celui d’une circonstance qui en concentre les enjeux.
En visualisant la scène, on est d’abord frappé par la solitude qu’elle décrit. Sur la ligne d’horizon, les autres s’exposent en retrait. Le proche s’inscrit dans le lointain. Mais la distance qu’il déploie est impossible à réduire. L’horizon n’est pas l’autre rive à laquelle on accède à la nage. Au contraire, l’avancée creuse l’écart qu’elle prétend annuler et laisse à l’autre l’allure de qui s’éloigne, comme dirait Rilke. Pour autant, l’expérience n’est sensible qu’à celui qui la tente et notre voyageur se met en route. Survient alors un évènement qui infléchit radicalement le cours de l’histoire. Un abîme s’ouvre à ses pieds. Du moins surgit la conscience de l’abîme, inaperçu jusque là.
Le changement est comme le faux pas : il nous sort de la distraction dans laquelle nous plonge notre marche quand elle devient trop mécanique. Une situation nouvelle a modifié le cours de nos vies, stoppant net notre course. Faut-il qu’on la digère comme on s’habitue à un nouveau régime ? Doit-on accepter de se changer soi-même plutôt que l’ordre du monde ? Ou bien peut-on, sans avoir à forcer le regard, trouver dans cette variation d’éclairage l’occasion de revoir les choses ? D’un coup, ce qui nous était familier nous apparaît sous un jour non familier : n’est-ce pas le souhait de la philosophie qui s’exauce ?
L’isolement est pour nous l’occasion d’éprouver nos liens : pas seulement de les maintenir, comme les réseaux sociaux s’y emploient, en les conservant en l’état, mais de ressaisir, dans la menace du dénouement, ce qui les fait exister.
À y regarder de plus près, la distance que produit la séparation ne creuse pas un abîme à nos pieds. Elle nous éveille à sa présence. Depuis le site où l’on demeure, l’autre est soudain visible dans son altérité et il se tient sur la ligne d’horizon. L’illusion de proximité dont nous berçaient nos rencontres s’est dissipée avec leur disparition. Si certains nous sont proches, ce n’est pas parce qu’ils se tiennent près de nous, c’est parce que nous cherchons à nous approcher d’eux. Le lien existe parce qu’il se tend. En différant nos relations, le confinement rend-il nos liens plus forts ? Nos proches tendent vers nous leur visage.
La rencontre n’est pas ce qui abolit la distance avec l’autre. Elle abolit plutôt l’illusion de proximité qui nous dispense de cultiver le lien.
A l’instar du voyageur de la fable, nous cherchons un moyen pour calmer l’angoisse de la nuit et la hantise des fins tragiques. Dans la plaine qu’est devenu notre monde, vidé de ses habitants, nous observons ces gens qui se font signe. L’existence symbolique leur tient lieu d’existence quand ils n’ont plus d’autres actions. Chacun, à son tour, se livre au jeu des signes, et les messages qu’il adresse ne sont rien de plus qu’une adresse par laquelle signifier sa présence.
Parfois, depuis son bord, l’autre nous fait signe et nous tend son image. L’image trouverait-elle, par les liens qu’elle noue, son statut ?
Sur l’écran du téléphone, l’autre est là, depuis l’ailleurs qui le contient. Passée la joie des retrouvailles, la rencontre retrouve étrangement la retenue des premiers temps. C’est que l’image est la présence de l’absent, elle délivre et dissimule à la fois. Si elle nous montre l’autre dans sa vérité (et avec lui, la vérité du lien), ce n’est pas qu’elle le dévoile. Au contraire, elle préserve en lui la distance qui le rend indéchiffrable et qui renouvelle d’autant notre désir de déchiffrer. L’image de l’autre est toujours floue et elle n’en est que plus émouvante. Marie-José Mondzain (Le commerce des regards) dit de l’image qu’elle est un « vestige de l’absence ». C’est un signe qui indique un au-delà du signe vers lequel nous faire tendre. L’émotion est dans ce mouvement.
L’image a ce pouvoir d’émouvoir tant qu’elle n’en est pas privée par ceux qui abusent d’elle, c’est-à-dire en mésusent. Mal user d’une image, c’est cacher qu’il y a du caché en elle, selon l’expression de Stéphane Mosès. C’est laisser croire, à grand renfort de clichés, que le visible et la réalité coïncident. Nul besoin d’aller voir. Tout est là. Pour produire l’adhésion, il faut appauvrir l’image, la vider de l’implicite, du hors-champ, de l’écart, de tout ce qui nous force à l’exploration.
N’est-ce pas le sentiment qui nous saisit en voyant ces images (mais peut-on les nommer ainsi ?) dont nous abreuvent jusqu’à plus soif, jusqu’à extinction du mouvement, les journaux de grande écoute ? Des plans, en nombre fini, se combinent à l’infini pour donner sa langue à l’information : des soignants qui forment bataillon, anonymes sous leurs masques et leurs uniformes, des malades intubés que l’on transfère d’un lit à l’autre, des éprouvettes que des mains remplissent par rangées, des cartons qu’on charge et qu’on déplace. Un répertoire est à disposition pour servir d’accompagnement visuel aux déclarations. En constituant système, les images nous enferment dans une représentation circonvenue. Nous ne sommes plus des promeneurs libres, mais des consommateurs du visible, pour citer Marie-José Mondain. Le prix du confinement est la cécité du regard et l’engourdissement de la pensée devant une situation réduite à des emblèmes.
Restez chez vous : s’agit-il de confiner les corps pour éviter la contagion, ou de confiner les esprits pour éviter le dissensus, l’écart dont a besoin la pensée qui chemine ? On ne veut pas voir quand on a peur de perdre sa place nous dit Godard. On ne peut pas voir quand on s’assoit à la place désignée en acceptant la mort de l’image. La liberté de voir et de penser suit le sort de l’image. Elle règne ou périt avec elle.
Sans doute, cette idée nous est-elle familière. Mais elle trouve en ce jour, un nouvel écho.